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Alain Lapointe : Le dernier BB

Rencontre avec celui qui est désormais « Seul au combat »

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Je me remettais à peine de la mort de Patrick, alors François ça a été un coup de massue, ça m’a scié les deux jambes. C’est encore irréel. »

Assis à l’extrémité de la table, Alain Lapointe raconte le choc qu’il a vécu en apprenant la disparition du batteur François Jean, décédé subitement de causes naturelles dans la nuit du 16 novembre dernier.

Mis à part une entrevue à chaud accordée au magazine 7 Jours, le dernier BB vivant ne s’était pas encore exprimé à ce sujet.

«Je me remettais à peine de la mort de Patrick, alors François ça a été un coup de massue, ça m’a scié les deux jambes. C’est encore irréel.»

Sous le choc, il avait plutôt décidé de prendre une pause, un pas de recul pour encaisser la nouvelle et essayer de conjurer le mauvais sort qui semble s’acharner sur son band. « J’ai 61 ans, je suis fumeur et il y a une pandémie encore incontrôlée. Si je pogne la COVID, je ne pense pas m’en sortir. Je me suis dit: Suis-je le prochain? », confie le claviériste/guitariste et multi-instrumentiste du groupe, au sujet de l’état d’esprit dans lequel il se trouvait avant de s’accorder un break.

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Un mois plus tard, il me reçoit chez lui à Repentigny, dans le condo qu’il partage avec sa lumineuse épouse Josée. Elle m’accueille tout sourire à ses côtés lorsque je débarque avec mon masque et — j’avoue — une pointe de nervosité.

Comme tout le monde, je connais pratiquement par cœur le palmarès complet des BB, en plus de livrer une version karaoké inspirée du ver d’oreille Tu ne sauras jamais. Ce doux classique a même servi de trame sonore pour créer une chorégraphie audacieuse avec mon amie Karine pour l’anniversaire d’un ami il y a quelques années.

Il faut dire que mes cinq ans d’expérience — et de playlists redondantes — dans un supermarché de la rive-nord ont fini par incruster en moi les paroles de chaque maudite toune du groupe qui faisait hurler les adolescentes dans les années 1990.

Le condo est spacieux, soigneusement décoré avec son mobilier de style victorien, dont plusieurs pièces sculptées dans le bois. Josée me décrit avec passion quelques trouvailles et antiquités qui agrémentent sa maison. Alain, en t-shirt bleu, m’invite à prendre place à table, chacun à son extrémité.

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Josée m’offre un café, Alain me demande s’il peut fumer. Pas de trouble, je fume aussi. Le couple m’invite sur son bras en me tendant un paquet de John Player, un briquet et un cendrier perso. Griller quelques clopes avec un membre des BB: je vis un rêve éveillé.

Le small talk est de courte durée, on tombe vite dans le vif du sujet.

Pas de flaflas ni de détour avec Alain, qui ne se défilera pas tout au long de l’entrevue et s’exprimera avec franchise. Avec passion aussi pour ce mélomane, le seul « vrai» musicien du groupe, qui a fait une formation classique.

« Quand Patrick est décédé (le 26 novembre 2017) j’ai fait des entrevues de 5h le matin à minuit le soir. Mais j’avais vu sa mort venir. On était très très proches », lance-t-il, pour me mettre en contexte.

«François, je l’adorais, il avait un cœur énorme comme Guy Lafleur, mais on n’avait pas les mêmes affinités. On se parlait au téléphone, mais on ne savait pas trop quoi se dire, on n’avait pas la même chimie.»

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Le départ abrupt de François Jean l’a certes pris au dépourvu, sans toutefois l’affecter de la même façon. « François, je l’adorais, il avait un cœur énorme comme Guy Lafleur, mais on n’avait pas les mêmes affinités. On se parlait au téléphone, mais on ne savait pas trop quoi se dire, on n’avait pas la même chimie », explique Alain avec aplomb, ajoutant lui avoir parlé une dernière fois à sa fête le 30 août dernier.

Ce manque d’atomes crochus n’empêche pas Alain d’éprouver une affection infinie pour le coloré drummer, avec qui il a écumé les scènes quelque 1500 fois.

Après avoir formé le trio parodique Les Beaux Blonds à la fin des années 80 pour la revue musicale Vis ta vinaigrette, le trio — rebaptisé simplement les BB — obtient un succès rapide et fulgurant après son premier album éponyme paru en 1989.

Fais attention, T’es dans la lune, Parfum du passé : la BB mania frappe alors le Québec de plein fouet. « On n’arrêtait jamais. Dès qu’on revenait de tournée, on allait faire le tour des émissions à la télé, sans oublier une quinzaine de visites en France. Les trois premiers albums, ça n’a pas niaisé », résume Alain, qui sillonnait alors la province à bord d’un gros Westfalia de douze places surnommé « le sous-marin». « On faisait entre 100 et 120 shows par année durant les premières années. On n’avait même pas le temps de réaliser ce qui se passait », admet-il.

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François Jean et Alain Lapointe sont tous les deux originaires de Repentigny et se connaissaient de réputation avant d’unir leurs talents. « François était reconnu comme le batteur du coin et moi je jouais de tout sauf du rap dans des sous-sol et mariages avec mes groupes SOS et ensuite Losange », raconte Alain, qui a littéralement vécu le rêve de tout musicien, presque inaccessible dans un petit marché comme le Québec. « L’amour du public, il n’y a rien de plus fort que ça. Cet échange est unique au monde, ce feeling me manque…».

Malgré la popularité des BB et quelques retours nostalgiques couronnés de succès devant des mers humaines dans la dernière décennie, la réalité a fini par rattraper Alain Lapointe, qui estime que le trio a récolté des miettes sur les millions que le groupe a générés.

Pour gagner sa vie, il enseigne depuis quelques années la musique dans deux écoles primaires de son coin.

«La mort de Patrick Bourgeois a signifié la mort de ma carrière en même temps. Pis j’aimais ça.»

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Le principal intéressé ne se plaint absolument pas de son sort, bien au contraire, il adore sa nouvelle vie. « Je fais ce que j’aime. J’aime les jeunes, qui me le rendent bien. Certains ont de bons talents, écrivent des textes et des mélodies. Notre spectacle de fin d’année est excellent, avec une chorale! », s’exclame le claviériste, dont la présence dans les couloirs de l’école a donné lieu au départ à quelques situations cocasses. « Des élèves me faisaient signer des autographes pour leur mère. “Est-ce que c’est vrai que t’es dans les BB?”, me demandaient-ils ».

La musique lui manque malgré tout, mais Alain Lapointe accepte son sort, lucide. « La mort de Patrick Bourgeois a signifié la mort de ma carrière en même temps. Pis j’aimais ça », confie-t-il.

De toute façon, Alain sait bien que sa vie musicale est indissociable des BB.

On a souvent évoqué avec lui l’idée de faire des concerts avec François et Ludo (le fils de Patrick) comme ce fut le cas lors d’un concert hommage monstre sur les Plaines d’Abraham, mais Alain a préféré passer son tour. « Je l’ai bercé cet enfant-là (Ludo). Laissez-le tranquille, il veut jouer avec des jeunes, pas des vieilles rockstars. Il mérite le spotlight juste sur lui », souligne Alain, qui ne tarit pas d’éloges envers le fils de son vieux chum.

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Mais bon, la mort du batteur vient mettre un clou définitif dans le cercueil des BB. « Malgré tout ce qu’il a fait, je pensais qu’il allait tous nous survivre, qu’il n’était pas tuable », souligne Alain au sujet du « Keith Richard » des BB, connu pour ses frasques et ses problèmes de consommation.

Un trait de caractère qui lui collait à la peau et le rendait même populaire auprès des filles en tournée. « Lui c’était le bad boy, Patrick était aimé par tout le monde et moi j’étais le mystérieux qui avait du succès avec les femmes mûres », résume Alain, qui ne se trouvait malgré tout pas vraiment beau. « Les caméras étaient toujours sur Pat, Frank me coupait tout le temps en entrevue, mais j’acceptais mon sort, j’étais le médiateur », analyse Alain, ajoutant que malgré les frictions, la plupart des chicanes se réglaient en cinq minutes.

«Patrick était aimé par tout le monde et moi j’étais le mystérieux qui avait du succès avec les femmes mûres.»

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Josée nous apporte un autre café, avant de s’allumer une cigarette à son tour. Même si Patrick Bourgeois avait une gueule à faire fondre un iceberg, c’est Alain qui lui avait tapé dans l’œil sur la pochette d’un album. Elle ne connaissait même pas le groupe, elle qui a grandi dans un milieu anglophone et qui était mariée lorsqu’elle a rencontré Alain. « Mon mari de l’époque avait acheté un clavier et avait demandé à Alain de l’aider à l’installer. J’étais sur le patio et en entrant je l’ai vu dans ma cuisine… », raconte Josée, quinze ans plus tard, en regardant tendrement l’homme qui avait pourtant juré ne jamais se marier. « Quand on s’est retrouvés ensemble la première fois, le globe terrestre aurait pu s’arrêter. On était dans notre bulle », résume en souriant Alain.

«Je pense à François très fort, au souper qu’on s’était promis avec nos blondes. J’ai souvent le réflexe de vouloir l’appeler…»

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Josée s’improvisait même la roadie d’Alain pendant les années où le couple, inséparable, partait en tournée ensemble. Elle était à ses côtés lors des concerts épiques marquant leur grand retour, notamment celui de 2008 où le groupe était à l’affiche des Francos pour la première fois. « Je m’attendais à 2000-3000 personnes, mais il y avait une marée de monde. Les gens chantaient toutes nos tounes, on capotait. Les genoux m’ont fléchi », décrit Alain, qui garde aussi d’impérissables souvenirs du show de 2015 — toujours aux FrancoFolies — à l’occasion de leur 25e anniversaire. François Jean n’était d’ailleurs pas sur les planches ce soir-là en raison d’une bisbille. « Il se sentait lésé et pensait que les BB sans lui ne pouvaient pas exister. Moi j’avais abdiqué, juste pour profiter de la chance de faire ce que j’aime devant des milliers de personnes. »

Aujourd’hui, Alain Lapointe mène une vie tranquille, rangée, en essayant de ne pas trop se laisser hanter par les fantômes du passé. Ses compagnons lui manquent, la musique aussi, lui qui a « raccroché» ses instruments depuis la mort de Patrick. « Je pense à François très fort, au souper qu’on s’était promis avec nos blondes. J’ai souvent le réflexe de vouloir l’appeler…»

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Le survivant des BB songe maintenant à écrire l’histoire du groupe, un projet qu’il caresse depuis un moment. « La vraie histoire, il n’y a que moi qui peut la raconter. On avait notre propre langage. On disait un mot et tout le monde se comprenait. Je suis le dernier à pouvoir en témoigner », tranche-t-il.

D’ici là, il se prépare à passer des fêtes en tête-à-tête avec sa Josée, en plus d’aller porter des cadeaux à ses deux enfants et ses deux petites-filles adorées, Charlie et Olivia. « Après la pandémie, mon but serait d’aller dans le sud, je suis écoeuré de l’hiver. Il paraît que ça allonge la vie de dix ans », souligne Alain, à qui on souhaite justement encore plusieurs décennies.

«J’ai le goût de faire de la musique pour faire de la musique», laisse-t-il tomber.

Il a vendu sa grosse maison avec une piscine pour acheter son condo, afin de minimiser ses besoins et de se « bâtir une belle vieillesse». Il aime prendre des marches au parc de l’Île-Lebel et se donne encore quelques années d’enseignement. Josée, elle, marche quelques minutes pour se rendre à la pharmacie où elle travaille comme cosméticienne depuis une dizaine d’années.

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L’entrevue se termine, c’est l’heure de la photo. Alain va mettre un veston noir et prend la pause devant son foyer au gaz, sur lequel reposent quatre statuettes Félix. Il me tend fièrement celle de « spectacle rock de l’année/1990 ».

C’est vrai que c’est pesant c’t’affaire-là.

Avant de partir, j’ai droit à un elbow bump. Alain me glisse vouloir dépoussiérer ses instruments. « J’ai le goût de faire de la musique pour faire de la musique », laisse-t-il tomber.

Fouillez-moi pourquoi, ça m’a ému.

Je fredonne Donne-moi ma chance en retournant à mon char, le torse bombé.

Pis vous, votre journée?