L’endroit sort un peu de nulle part, sur la 14e Avenue à Rawdon.
Il y a une demi-douzaine de voitures dans le stationnement, celles des employées.
De l’extérieur, l’organisme ressemble à un bungalow tout ce qu’il y a de plus normal, entouré d’arbres et de quelques voisins.
C’est entre ces murs qu’on accueille depuis 33 ans les jeunes en difficulté de la région qui ont besoin d’un toit.
Andrée St-Jean, la directrice de Chaumière Jeunesse (relevant du Regroupement des Auberges du cœur), est pratiquement en poste depuis le début. À quelques mois de sa retraite, elle me reçoit dans son petit univers marginal, une rare ressource du genre à Lanaudière.
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C’est son gros chien Câlin qui m’accueille le premier, en se garochant sur moi. Andrée le traîne avec elle au travail soir et matin, au grand bonheur des résident.e.s et – visiblement – du principal intéressé, qui s’épivarde dans tous les sens.
Au bout d’un long couloir, on débouche au salon, où nous attendent dans des sofas les intervenantes Carole-Anne Miron et Marika Bazzotti, flanquées des jeunes Alex, Roxanne, Sophie et Michael. « On a quatre résident.e.s pour le moment pour que tout le monde ait droit à sa chambre à cause de la COVID, mais on a une capacité de neuf en temps normal », souligne Andrée St-Jean, qui ne laisserait quand même personne dehors, virus ou non.
Chaumière Jeunesse accueille depuis 1988 des jeunes de 18 à 30 ans en offrant une alternative à l’itinérance, la précarité et la rupture sociale. Les parcours varient, mais tous cherchent un endroit où se poser pour reprendre leur souffle et obtenir de l’accompagnement pour leur réinsertion. Les succès sont parfois mitigés, les séjours sont fréquents pour certains jeunes, mais peu importe le résultat, la mission d’Andrée et de son équipe n’est pas de juger, mais d’aider ces jeunes à se reprendre en main, à leur rythme.
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«La durée maximum de séjour est d’un an en continu, mais les jeunes peuvent revenir tant qu’ils ont besoin.»
« On a déjà eu des résidents qui sont venus 12 fois. La durée maximum de séjour est d’un an en continu, mais les jeunes peuvent revenir tant qu’ils ont besoin », explique Andrée.
Elle devient émotive en repensant à la réaction d’un jeune, il y a vingt ans, en voyant sur la télévision du salon les images des attentats du World Trade Center en direct. « Est-ce qu’ils vont nous envoyer à la guerre en premier? », avait-il demandé.
Pour Andrée et son équipe, rebâtir la confiance de ces jeunes souvent multipoqués constitue un vaste mais noble chantier.
Sur les sofas du salon, la discussion va bon train, sans même que j’aie besoin de poser trop de questions.
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Il y a Sophie, 18 ans, qui a sa chambre ici depuis quatre mois. C’est la cadette du groupe, mais la doyenne de la place. Elle est trimballée depuis l’adolescence. « Je suis placée depuis mes 14 ans, j’ai fait trois familles d’accueil, mais on m’a mise dehors à mes 18 ans. J’ai fait 11 séjours en centres jeunesse, plus deux maisons d’hébergement », calcule Sophie, portant des cheveux roux coupés court et un t-shirt de Guns N’ Roses.
«Ici, on est devenues une famille.»
Sophie s’est prise d’affection pour Roxanne, dans la jeune vingtaine, qui papillonne de ressources en ressources (à Montréal, surtout, où elle a grandi) depuis sa majorité. « Ici, on est devenues une famille », confie roxanne, en lorgnant tendrement vers Sophie.
« J’ai de gros problèmes de dépendance affective, Roxanne aussi. On s’est accrochées l’une à l’autre », résume avec franchise Sophie.
Pour en ajouter une couche sur les relations étroites au sein du quatuor, deux couples sont nés de cette cohabitation improvisée. « Les intervenantes nous appellent Loft story, en espérant que personne n’ira au ballotage », rigole Roxanne, qui fréquente Alex, tandis que Sophie est avec Michael, le plus tranquille de la gang.
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« C’est mon septième séjour ici, j’avais fait beaucoup de crises d’épilepsie la dernière fois, mais là, ça va mieux. J’ai toujours espoir de retourner travailler, mais je ne sais pas en quoi. J’aurais aimé joindre l’armée si je n’avais pas eu ma maladie », explique Michael, un jeune blondinet qui a aussi développé une amitié sincère avec Alex. Ce dernier en est à son deuxième séjour. « La première fois, quand quelque chose me faisait chier, je réagissais fortement. Je me suis fait mettre dehors par Chantal. Là, je me suis calmé », assure Alex, un colosse de vingt ans avec un visage poupin.
« C’est moi Chantal! », lance l’intervenante en faisant irruption dans la pièce, en train de préparer la bouffe pour le dîner, dont sa célèbre soupe.
« Je vais maintenant chiller dans son bureau avec elle », ajoute avec affection Alex, qui s’est fait montrer la porte par sa mère au début de la COVID à cause d’une chicane de famille, justifie-t-il. « J’ai passé une semaine dans la rue dans un refuge pour itinérants à Terrebonne. Ma mère vit à Laval et mon père, j’en ai aucune idée et je m’en fous », tranche le jeune homme, qui porte sa vapoteuse autour du cou. « J’ai arrêté la cigarette et mon but est d’arrêter de fumer tout court », souligne-t-il.
Outre les efforts d’Alex pour écraser, les progrès sont palpables chez Chaumière, même si les locataires partent parfois de très loin. « Souvent ils arrivent ici à -1000 et sont loin d’être prêts à retourner au travail ou se trouver un appartement. On doit travailler l’émotif et le psychologique », explique Carole-Anne.
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Andrée et son équipe doivent essayer de faire des petits miracles avec peu de moyens et des effectifs réduits. Pas pour rien que Chantal Trudel l’intervenante est aux fourneaux pendant qu’on jase dans le salon. C’est sans compter les cas de santé mentale de plus en plus lourds qui passent les portes de la ressource. « Avant, on en avait rarement, c’était plutôt des jeunes poteux ou avec des problèmes d’alcool. Là, ils arrivent avec une accumulation de problèmes », observe la directrice, qui a du mal à rivaliser avec d’autres employeurs de la région pour garder son personnel. « On cherche des employés de nuit à 21 $ de l’heure au Couche-Tard ou à 22 $ dans un centre de crise du coin…», soupire Andrée.
«Si on reste, c’est parce qu’on aime nos jobs, pas pour le salaire.»
Pour arrondir leurs fins de mois, la plupart de ses employées ont un autre emploi à temps partiel. Marika s’est trouvé un side line en agriculture, Chantal en vente de tupperware et Carole-Anne fait des heures chez Patate Marco à Chertsey, la meilleure poutine des environs, paraît. « Si on reste, c’est parce qu’on aime nos jobs, pas pour le salaire », résume Chantal.
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Ça prend une vocation pour gérer tout ce qui se passe ici. Si le quatuor actuel vit en harmonie, les tensions font aussi partie des meubles. « Juste hier, il y avait quelqu’un d’agressif avec nous et bête avec les intervenantes. Il est resté deux jours, mais je l’aurais pas pris dans mon cercle d’amis », raconte Alex.
En plus d’un passé dysfonctionnel, plusieurs jeunes débarquent avec toutes sortes de problèmes de consommation. C’est le cas de Sophie, qui dit avoir « touché à tout sauf l’héroïne ». « J’ai arrêté et je ne veux pas retourner dans la consommation, mais c’est facile de trouver des speeds à 5 $ et même moins », admet-elle.
Alex, pour sa part, se mérite des applaudissements pour sa deuxième journée sans pot. « Je fume du pot depuis l’âge de 12 ans. Là, je me contente d’huile de CBD pour calmer le stress et l’anxiété », explique le jeune résident, qui aimerait travailler comme cuisinier ou ébéniste.
Les intervenantes témoignent aux premières loges de la volonté de certains à cesser leur consommation. « Des fois, ils le font pour retourner vivre chez eux. Ils doivent par contre comprendre que leurs parents ont aussi vécu beaucoup de dommages collatéraux de leur consommation », nuance Andrée.
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Les jeunes qui fument du weed se rendent à un parc tout près, baptisé « le salon vert » par d’anciens résidents. Le surnom est resté. « Au début du confinement, les jeunes ne pouvaient pas sortir et on a accepté qu’ils fument ici, mais on gardait leurs substances, les jeunes roulaient devant les intervenantes et devaient nous ramener leur butch », explique Andrée.
« Ça donnait lieu à de bonnes discussions avec eux pendant qu’ils roulaient leur joint », renchérit Chantal, qui invite tout le monde à passer à table.
L’odeur du dîner flotte depuis un moment jusqu’à nous, les jeunes se lèvent d’un bond avant d’aller prendre place à une longue table dans la salle à manger.
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La soupe de Chantal est un hit, moins épicée que celle de Marika. Michael a repris deux fois du macaroni gratiné. Demain, Alex devrait cuisiner à nouveau sa réputée « tourtine » ou « tourtipoune », bref une sorte de tourtière/poutine.
Et ainsi va la vie chez Chaumière, où l’on tente de reproduire un semblant de normalité pour des gens pour qui le simple fait de travailler et de payer un loyer prend des airs de courses à obstacles.
Et comme on est loin de Montréal ou même Joliette, où sont centralisés la plupart des services, les jeunes doivent aussi se battre contre des préjugés dans leur environnement.
« Je trouve ça plate parce que dès qu’il se passe quelque chose dans le village, c’est toujours nous qui sommes accusés, soupire Alex. Il y a même des jeunes mineurs qui font des mauvais coups et nous font ensuite porter le chapeau », enchaîne Andrée St-Jean, déterminée à défendre ses protégés, qui le rendent bien à son équipe en général.
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Les intervenantes ont d’ailleurs un pincement au cœur en voyant certains jeunes partir vivre de leurs propres ailes.
« Ceux qui restent longtemps, c’est sûr que ça nous fait quelque chose. Ça dépend aussi de comment ils partent… », indique Marika.
C’est le moment des adieux. Ne me reste qu’à souhaiter bon courage aux deux petits couples de Chaumière.
À Roxanne de finir son secondaire et de cultiver un lien avec son fils de trois ans, présentement sous la garde de ses parents. « Il m’appelle “maman bedon”. Il sait que c’est moi qui l’a porté et que je suis sa vraie mère », lance fièrement la jeune femme, qui a tatoué le prénom de son petit sur son avant-bras.
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À Alex le cook, qui travaille fort pour rester loin de la consommation.
À Sophie, qui aimerait étudier au cégep en communication radio pour un jour travailler à CKOI, sa station favorite.
À Michael le tranquille, qui caresse simplement l’espoir de se trouver une job et de faire ses affaires.
Enfin, à Andrée St-Jean, qui quittera prochainement avec le sentiment du devoir accompli, en confiant les rênes de Chaumière Jeunesse à son adjointe Sylvie Beauchamp, bien au courant qu’elle a de gros souliers à chausser. « J’ai hâte, c’est pas facile d’être motivée à la veille de partir. Je vais faire du bénévolat dans ma municipalité (Sainte-Béatrix) et je suis une nouvelle grand-maman aussi », résume Andrée avec un large sourire, qui laissera certainement quelques orphelins derrière elle en quittant sa chaumière.