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Affaire Kyle Beach : ce que l’on sait du scandale d’abus sexuel qui ébranle la planète hockey
Depuis maintenant un peu plus d’une semaine, la planète hockey est éclaboussée par le scandale impliquant l’édition 2009-2010 des Blackhawks de Chicago. La publication du rapport de l’enquête menée par la firme d’avocats Jenner & Block, le 26 octobre dernier, dévoile une inquiétante culture du silence présente au sein de l’organisation. Les 107 pages du document révèlent l’histoire d’un crime étouffé et de décisions prises derrière des portes closes dans un monde où la victoire est plus importante que tout. Le récit est tortueux, les acteurs nombreux. Revenons de manière chronologique sur ce sombre chapitre pour tenter d’y voir plus clair.
20 juin 2008
Kyle Beach, 18 ans, costaud ailier originaire de Vancouver, devient le choix de première ronde des Blackhawks.
Avril 2010
Après plusieurs bonnes saisons dans les rangs juniors, le jeune homme reçoit un appel pour rejoindre les Black Aces, une formation de réservistes qui accueillent les joueurs prometteurs. Cette brigade de service offre l’opportunité à Beach de suivre le grand club dans son parcours éliminatoire. Escale importante dans une carrière, il côtoie pour la première fois une édition débordante de vedettes : Jonathan Toews, Patrick Kane, Márian Hossa, Patrick Sharp, Duncan Keith.
Victorieuse en six parties contre les Prédateurs de Nashville lors de la première ronde, l’organisation, qui n’a pas remporté les grands honneurs depuis 1961, a devant elle un futur qui s’annonce encourageant.
8 ou 9 mai 2010
Alors que les Blackhawks affrontent en deuxième ronde les Canucks de Vancouver, le responsable de la vidéo Brad Aldrich invite Kyle Beach à regarder du hockey à son domicile de Chicago, lui promettant un repas cuisiné maison, le sachant à l’hôtel depuis un moment. S’ensuit une soirée d’horreur où se mêlent cocktails, pornographie, sexe oral non consentant et menaces au bâton de baseball. Le témoignage du rapport est très graphique et contient des scènes perturbantes : « Si tu ne t’allonges pas et n’agis pas comme si tu aimes ça, je vais m’assurer que tu ne joueras jamais dans la LNH ou ne marchera à nouveau. »
23 mai 2010
Quatrième match de la finale de l’Ouest contre les Sharks de San Jose.
En matinée, Al MacIsaac, directeur des opérations hockey, un poste prestigieux au sein de l’organisation, a vent d’une rumeur portant sur un incident impliquant Beach et d’une autre sur une recrue ayant reçu des messages textes à caractère sexuel de la part du responsable de la vidéo.
Durant le match en soirée, Jim Gary, le psychologue sportif de la formation, amène Beach à l’écart dans une salle de rangement de l’aréna pour connaître sa version des faits.
Dans l’heure suivant le match ayant sécurisé la place des Hawks en finale de la Coupe Stanley, la haute direction de l’équipe, incluant le président, le vice-président, le directeur général, le directeur général adjoint, le directeur des opérations hockey, l’entraîneur-chef et le psychologue sportif, se réunit pour discuter du dossier Aldrich-Beach.
L’entraîneur-chef Joel Quenneville affirme alors « qu’il était difficile pour l’équipe d’arriver là où ils étaient, et qu’ils ne pouvaient pas gérer ce problème maintenant ». Le président John McDonough abonde dans le même sens : « L’équipe ne se rendra peut-être pas aussi loin dans les séries de si tôt. » Craignant un débordement médiatique pouvant nuire au succès de l’équipe, le caucus décide d’enterrer l’histoire.
10 juin 2010
Les Blackhawks battent les Flyers de Philadelphie et deviennent champions de la Coupe Stanley. Aldrich célèbre avec l’équipe et soulève la précieuse coupe. Le soir des festivités, à la sortie d’un bar, il fait des attouchements non sollicités à un stagiaire de 22 ans.
16 juin 2010
La directrice des ressources humaines rencontre Aldrich et lui offre de démissionner ou d’être la cible d’une enquête interne. Il quitte ses fonctions et aucune investigation n’est menée.
Il se trouvera par la suite du boulot au sein de Hockey USA. L’Association des joueurs de la Ligue nationale de hockey est alertée, mais ne semble pas avoir réagi.
Septembre 2013
La police de Houghton au Michigan contacte la directrice des ressources humaines des Blackhawks au sujet de leur ancien employé. Celui-ci fait l’objet d’une enquête pour inconduites sexuelles sur un étudiant de 16 ans.
Octobre 2013
Aldrich plaide coupable à des inconduites sexuelles sur un mineur. Il est condamné à neuf mois d’emprisonnement.
13 mai 2021
Une plainte anonyme au nom de John Doe est déposée contre Brad Aldrich pour des actes sexuels non sollicités datant du printemps 2010. Une enquête indépendante commandée par les Blackhawks de Chicago s’amorce pour faire la lumière sur les faits.
26 octobre 2021
Au terme de l’enquête de quatre mois où 145 personnes ont été interviewées, le rapport est rendu public. Les conclusions sont accablantes. La bombe éclate.
Les Blackhawks écopent d’une amende de 2 millions pour mauvaise gestion.
Le directeur général Stan Bowman, en poste depuis 2009 et fils du légendaire entraîneur Scotty Bowman, démissionne.
Le directeur des opérations hockey Al MacIsaac quitte ses fonctions.
L’organisation des Blackhawks publie des excuses publiques aux victimes de Brad Aldrich.
27 octobre 2021
Kyle Beach annonce dans une entrevue bouleversante sur les ondes de TSN qu’il est le John Doe du rapport.
28 octobre 2021
Joel Quenneville, à la barre des Panthers de la Floride, démissionne en soulignant : « Mon ancienne équipe, les Blackhawks, a laissé tomber Kyle et j’assume ma part de responsabilité. »
29 octobre 2021
L’actuel directeur général des Jets de Winnipeg, Kevin Cheveldayoff, à l’époque adjoint de Bowman et présent à la table lors de la discussion du 23 mai 2010, est toujours en poste. Aucune sanction n’est envisagée à son endroit. Il prétend n’avoir pas été au fait des allégations.
Dans la foulée de l’enquête, les anciens joueurs de l’alignement Nick Boynton et Brent Sopel, qui ne connaissent pas personnellement Beach, prennent position en alléguant que l’entièreté du vestiaire était au courant de l’histoire.
Ce secret de polichinelle éclaté au grand jour entache la dynastie des Hawks, qui allait remporter trois coupes en six ans. Un rare exploit. Les leaders Jonathan Toews et Patrick Kane, qui portent toujours les couleurs des Hawks, sont aujourd’hui pointés du doigt pour leur silence.
Selon le rapport, la responsabilité revient à la direction qui s’est concentrée sur un objectif aveuglant, abandonnant au passage une victime à son sort et délaissant un membre de son organisation. Certains joueurs auraient tout de même lancé des insultes à Beach lors du camp d’entraînement de la saison 2010-2011 : « Tu t’ennuies de ton amoureux Aldrich? » Une violence homophobe propre au monde du sport qui carbure à cette méfiance entre les joueurs désireux de se tailler un poste dans une formation.
Kyle Beach n’aura jamais joué un seul match dans la LNH.
S’attaquer de manière frontale à la situation aurait pu colmater d’importants dommages tout en épargnant notamment l’étudiant du Michigan. L’histoire renvoie à celles de Theoren Fleury et Sheldon Kennedy, deux des nombreuses victimes de l’entraîneur Graham James, où l’espoir d’accéder au rêve de la Ligue nationale a été travesti par une figure hégémonique manipulatrice. Des prises de parole courageuses ne peuvent qu’aider à réveiller cet univers trop souvent coiffé d’archaïsme au nom de la victoire.
Plus les survivants se font entendre, plus le risque est grand pour les prédateurs qui rôdent près des vestiaires. Grâce à Kyle Beach, le silence est brisé. Un précédent est créé et le nom de Brad Aldrich est rayé de la Coupe Stanley depuis mercredi dernier.
Qu’en est-il de la gravure des autres membres de la direction?
La victime peut enfin amorcer un processus de guérison alors qu’au son des têtes qui roulent, un examen de conscience secoue le monde du hockey professionnel. La saison 2010, même si elle ne date que d’une décennie, incarne une autre époque. L’indignation actuelle de plusieurs joueurs semble démontrer que la culture se transforme et le temps où l’on pouvait sacrifier le destin d’un humain pour une bague est bel et bien révolu.