.jpg)
À quoi tu joues? Vie et mort de la société des loisirs
Alors que notre collaboratrice Aurélie Lanctôt offrait il y a quelques jours une réflexion critique sur notre relation avec le travail, Laurent Turcot, lui, s’intéresse à notre rapport aux loisirs.
Il nous a écrit pour nous partager ses réflexions et son constat qui est sans équivoque: la fameuse société des loisirs, cette carotte dorée qu’on a pendue au bout du nez de nos grands-parents, n’existe plus.
URBANIA s’est entretenu avec le professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la chaire de recherche du Canada en histoire des loisirs pour tenter de mieux comprendre la nature réelle de nos loisirs.
.jpg)
***
D’où ça vient l’idée de «la société des loisirs»?
C’est une idée des années 40, qui date de l’expansion économique des trente glorieuses. Le travail forcené qu’on a connu au 19e siècle était disparu. On disait que le seul moyen de se réaliser dans la vie, ce n’était pas par le travail, mais par les loisirs. Mais pas juste le loisir comme divertissement futile et inutile. L’espèce de loisir qui crée des liens, qui développe l’âme, qui développe l’érudition, qui permet de faire du travail communautaire, c’est ça qu’on lançait comme idée. Il y a beaucoup de sociologues dans les années 50-60 qui ont parlé de la civilisation des loisirs parce que pour eux, on s’en allait là-dedans pis c’était presque irrémédiable.
Peut-on dire que c’était une idée instaurée pour mieux digérer le système capitaliste?
Oui, certaines personnes trouvent que c’est complètement fou de penser une civilisation des loisirs dans un système comme le capitalisme, qui se veut une roue du progrès, qui tourne et qui n’arrête jamais de tourner. Par progrès, on entend une plus grande efficacité. Et l’efficacité ultime c’est de rendre tous les moments de notre vie rentables. Donc ça ne peut pas advenir.
C’est comme si le capitalisme dans son essence voulait toucher à tous les aspects de la vie.
Puis, quand on regarde ce qu’il s’est passé dans les années 70, avec le choc pétrolier, avec la montée des politiques néo-libérales, avec l’occupation de toutes nos plages horaires, même la fin de semaine, et bien tout ça doit être rendu efficace.
Même tes vacances, faut que tu les réussisses. La notion de rien faire, d’avoir un temps qui est inutile, inefficace et qui ne sert à rien, ça nous semble weird. C’est comme si le capitalisme dans son essence voulait toucher à tous les aspects de la vie.
Donc qu’est-ce qui se passe quand on n’a pas de loisirs inutiles?
Quand on te pose la question qu’est-ce que tu fais dans la vie? En gros, l’acte de définition de l’identité c’est le travail pour la plupart. On finit par se définir par notre travail.
Ce qui est très drôle c’est que le capitalisme a mis en place un système pour régir les leviers économiques, mais là on l’a instinctivement pris en nous et maintenant ça régit notre propre émotion par rapport à notre définition collective et surtout individuelle. Tu te penses toi-même comme une entreprise.
Tsé quand on dit «soyez votre propre patron». Ou l’espèce de truc de marde de psycho-pop qui disait «vous êtes votre propre PME» pis «gérez-vous comme une PME». Mais ce n’est pas comme ça que ça se gère un être humain. C’est comme Pierre-Yves McSween et sa phrase «en as-tu vraiment besoin». Tu ne peux pas tout réduire à des données économiques. C’est illusoire.
Mais que fait-on de ceux qui affirment que la société des loisirs existe, en donnant comme exemples Walt Disney ou le Cirque du Soleil?
Ce sont des loisirs, mais ça fait plutôt partie du domaine de l’aliénation. L’aliénation par le travail on l’a craint au 19e siècle. Mais au 20e siècle, je me demande si on ne devrait pas craindre l’aliénation par le loisir?
C’est une soupape sociale pour t’empêcher de prendre conscience de ton aliénation complète. On nous a souvent dit que la religion était l’opium du peuple; et si ces grands divertissements qui nous sont offerts étaient un nouvel opium du peuple?
C’est comme pour les célébrations du 375e de Montréal ou du 400e de Québec, quand Paul McCartney est venu. C’était une façon de nous dire: «Commencez pas à réfléchir sur ce qui s’est passé avant. Divertissez-vous! Ayez du fun!»
Genre du pain et des jeux?
Oui, mais en plus y faut dépenser. Faut que ce soit rentable. Aujourd’hui, on nous donne l’illusion qu’on est divertis.
Crois-tu que les jeunes générations risquent irrémédiablement d’arriver au même constat que celui qu’a fait Aurélie Lanctôt dans son texte?
Oui, parce que jusque dans nos loisirs, on est astreints par la pression de rendre tout utile.
Le magazine Forbes a publié un article qui disait quoi faire le weekend pour rendre notre semaine encore plus productive. Tsé, sérieux! On est rendu là! On est rendu au fait que même la fin de semaine, qui est sensé être un temps de déchargement, de dégagement, on se retrouve obligé de faire certaines activités.
On fait comprendre aux jeunes qui débutent leur carrière qu’ils ne sont pas essentiels.
Et aussi, en ce moment notre société est bâtie sur le principe de prendre des individus, les épuiser, pis passer à d’autres. La meilleure image c’est celle de Charlie Chaplin dans l’engrenage, dans «Les Temps modernes». On est revenu à la même chose sauf que la différence c’est qu’on rendus des chips informatiques, pis quand on saute, on nous jette et on nous remplace.
On fait comprendre aux jeunes qui débutent leur carrière qu’ils ne sont pas essentiels, et même s’ils arrivent à retirer une gratification rapide en obtenant par exemple, un nouveau titre, ça ne vient malheureusement pas toujours avec un meilleur salaire.
En terminant, que pourrait-on faire pour modifier notre façon de voir les loisirs?
Dans un premier temps il faudrait avoir une réflexion sur le temps de travail dans les prochaines années, parce qu’avec la robotisation et l’intelligence artificielle, il va y avoir une redéfinition des postes dans les 5 à 10 prochaines années.
Donc il va y avoir une masse de gens qui seront débauchés du secteur public et privé et va falloir se demander, qu’est-ce qu’on fait avec ces gens-là? Il y a la possibilité du revenu minimum garanti, mais est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir aussi une forme de construction communautaire?
Imagine un temps bénévole, en gang, pour retisser les liens. On parle beaucoup du vivre-ensemble; est-ce que le loisir ne pourrait pas être une manière d’arriver à un «mieux-vivre-ensemble»?
Pour lire un autre texte d’Audrey PM: «L’histoire du désir: les femmes sont horny. Depuis 4000 ans. Deal avec.»