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La chanson Hurt de Johnny Cash a été jouée plus d’un demi milliard de fois sur Spotify. Bien qu’il s’agisse d’une reprise du groupe de rock industriel Nine Inch Nails, elle compte près du double de lectures de son plus grand succès, Ring of Fire, et près de quatre fois le total de Folsom Prison Blues, soit ma toune préférée de l’homme en noir.
Hurt est une chanson triste. Et la tristesse, ça rejoint les gens.
Il y a toutefois une différence importante entre écouter une chanson triste et ressentir de la mélancolie à cause d’une situation sur laquelle on aurait aucun contrôle, comme une rupture amoureuse ou le décès d’un proche. Cette chanson, elle nous permet de vivre une émotion dans un contexte approprié et reconnecter avec des événements importants de notre vie. Après trois ou quatre minutes, lorsqu’elle s’arrête, la tristesse s’évapore. Et on peut toujours peser sur play une deuxième fois, au besoin.
La fin de semaine dernière, ma conjointe et moi regardions en rafale les deux premières saisons de la chanson québécoise triste par excellence de cette dernière décennie : 19-2. Les fins finauds incapables de comprendre les allégories me diront qu’il s’agit d’une série télé et non d’une chanson, mais ceux qui savent n’ont pas besoin que je leur fasse un dessin. À la fois disponible sur Netflix et Tou.tv, l’interminable série de malheurs des agents Beroff et Chartier nous a bercés toute la fin de semaine et ça nous a étrangement donné l’impression de faire quelque chose d’important.
Le malheur comme moteur narratif
Pour les non-initiés, 19-2 raconte l’histoire de Nick Berrof (Réal Bossé), un policier d’expérience avec des pratiques et une vie personnelle à la limite du louche et Ben Chartier (Claude Legault), un transfuge d’un minuscule patelin venu vivre son rêve de patrouiller les rues de la grand’ville après 14 années de service à la SQ.
Ils n’ont vraiment rien en commun, sauf le fait d’avoir abouti dans le même véhicule de service après la mort mystérieuse du partenaire précédent de Berrof.
Un autre point en commun de partagé : leurs vies professionnelles et personnelles sont aussi agréables qu’un incendie de bac à vidanges. Ça va tellement mal que c’en est presque une compétition entre les deux hommes.
On compare souvent 19-2 à sa prédécesseure Minuit, le soir lorsqu’on discute de la série la plus décrissante de l’histoire du Québec, mais je vous assure que 19-2 gagne haut la main. Ce ne sont pas juste les personnages principaux qui y souffrent. C’est tout le monde. Après tout, ce qui nous unit dans l’expérience humaine, c’est la souffrance.
Et c’est pour ça que la série a résonné auprès des Québécois à ce point. On n’y voit pas que deux policiers qui règlent les problèmes de gens démunis. On suit deux hommes qui souffrent et qui essaient de faire le bien dans l’exercice de leurs fonctions pour alléger leur propre peine.
C’est comme un escalier de malheurs sans fin qu’on déboule; chaque développement narratif est une tragédie.
Par exemple : dans la première saison, 19-2 établit en flashbacks que Ben a déménagé à Montréal après avoir arrêté son père pour alcool au volant. Puis, lors de la deuxième saison, Ben Chartier apprend la mort de sa mère, décédée dans un accident de la route à bord d’un camion conduit par le père de Ben en état d’ébriété. La pauvre femme a été soumise au destin qu’elle aura tenté d’éviter toute sa vie. Mais l’ironie du sort de Madame Chartier ne s’arrête pas là.
Lorsque Ben se déplace dans son village natal pour les obsèques, les policiers locaux lui annoncent que sa mère a disparu sous l’eau et que le courant l’a emportée au large. À la fin de l’épisode, on apprend que non seulement Madame Chartier ne sera pas retrouvée et qu’elle passera l’hiver sous la glace et aussi qu’elle avait peur de l’eau. Et ça, c’est juste un exemple parmi tant d’autres. C’est comme un escalier de malheurs sans fin qu’on déboule; chaque développement narratif est une tragédie.
Bon, vous me direz que Claude Legault est aussi tributaire des scènes de cul les plus intenses de l’histoire de la télé québécoise (dont une mémorable où il prend Magalie Lépine-Blondeau en levrette dans les escaliers de la mezzanine de son appart), mais c’est du sexe triste, bon!
À quoi ça sert d’être témoin d’autant de souffrances?
Je n’arrête pas de dire à quel point l’expérience de regarder 19-2 est misérable, mais c’est aussi excellent. Non seulement la série est réaliste dans son approche du travail des policiers, mais elle est également cathartique dans son traitement de la souffrance. On souffre avec les personnages, mais on souffre aussi pour eux.
Le sociologue Émile Durkheim affirmait dans son ouvrage The elementary forms of the religious life, a study in religious sociology que le partage d’émotions puissantes dans un contexte social contribuait à la « communion émotionnelle », un processus qui contribue à l’intégration sociale et au renforcement des croyances.
Lorsqu’un message puissant est véhiculé avec beaucoup d’émotions, on est tous portés à se dire : « OUÉ, C’EST VRAI EN CRISS QUE ÇA S’PASSE DE MÊME! »
Qu’est-ce que ça mange en hiver, ces deux affaires-là? C’est simple. Ça fonctionne de la même façon pour votre oncle crinqué qui écoute Dominic Maurais à Radio X que pour vous, lorsque vous êtes absorbés par les aventures de Berrof et Chartier. Lorsqu’un message puissant est véhiculé avec beaucoup d’émotions, on est tous portés à se dire : « OUÉ, C’EST VRAI EN CRISS QUE ÇA S’PASSE DE MÊME! »
En d’autres mots, on se sent concernés. On a l’impression de s’ouvrir à la souffrance d’autrui et d’être une bonne personne, d’être capable de regarder et comprendre, à un certain degré, les rouages qui contribuent aux inégalités sociales. Bref, plus 19-2 devient intense et misérable, plus on tombe dedans.
L’honnêteté émotionnelle devient un substitut adéquat au bonheur, surtout lorsqu’on offre une résolution aux personnages. Car même si ça ne les rend pas plus heureux, une résolution les positionne comme éligibles à un bonheur hypothétique. Et il est où le bonheur, dans 19-2? Quelque part au bout du chemin, après les épreuves et les tempêtes.
Il n’y a pas beaucoup de grosses séries qui sortent, par les temps qui courent. Vous pourriez donc faire bien pire qu’un petit marathon 19-2 pendant les prochains jours.