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De Dakar à Montréal

À deux coups de pédale de Dakar

Au cœur d’Hochelaga, plongée mystique dans la lutte sénégalaise.

Par
Jean Bourbeau
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« Le bonheur du voyageur, c’est de ne pas savoir ce qui l’attend au tournant », écrivait Nicolas Bouvier dans son chef-d’œuvre L’Usage du monde. Mais parfois, le plus grand détour se fait sans quitter sa propre ville.

Ce matin-là, j’ai laissé mon vélo attaché à un poteau branlant d’Hochelaga, persuadé que je resterais en terrain connu. « Pas de quoi s’emballer », me soufflai-je. J’étais loin de me douter à quel point ce simple déplacement allait me dépayser.

À l’occasion de la 12e édition du Mois du Sénégal au Canada 2025, le Centre Pierre-Charbonneau ouvre ses portes sur un monde qui, d’un premier abord, semble familier. Mais très vite, quelque chose bascule : une odeur flotte, redessine les repères. Des effluves d’ailleurs s’invitent, une cuisine mijote doucement. Et voilà qu’on n’est plus tout à fait à Montréal.

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J’entre au même moment que Boucar Diouf, accueilli à bras ouverts, vedette ici comme là-bas. Les poignées de main abondent, les sourires aussi. Il multiplie les selfies avec la grâce d’un ambassadeur sans cravate, figure-pont entre le baobab et la feuille d’érable.

Aujourd’hui, c’est jour de lutte dans le quartier Hochelaga. Mais oubliez les sous-sols d’église et les insultes lancées du haut de la troisième corde : ici, rien de théâtral. On est plutôt dans le rituel, le cérémoniel, le mystique. Un territoire sacré dont les codes m’échappent encore.

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Au centre du gymnase, un large matelas cerclé de blanc trône tel un sanctuaire improvisé. Coussiné, il attend. Tout autour, des accolades s’échangent avec quelques mots en wolof que l’on devine être des courtoisies.

Lentement, les gradins se garnissent avec une nonchalance presque chorégraphiée. « Aujourd’hui, on est à l’heure sénégalaise », me souffle un agent de sécurité avec un sourire complice.

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Parce que Boucar m’informe que « le cœur de la lutte, ce sont les tam-tams », je dépose mes affaires près du sabar — ces percussions qu’on appelle ici, simplement, les tam-tams. Autour, un cercle de griots : musiciens de père en fils, gardiens sonores d’une mémoire millénaire.

« Les lutteurs viennent directement de Dakar », me glisse l’un d’eux, aussi fier que s’il m’annonçait l’arrivée de dignitaires. Là-bas, m’explique-t-il, chaque combattant entre dans l’arène, escorté de ses griots et de son marabout, une sorte de sorcier, guide spirituel et gardien céleste. Rien de banal. Sont-ils ici, aujourd’hui? Mon regard balaie la salle, à l’affût d’une silhouette singulière, d’un effluve d’encens.

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Président, ambassadeurs, joueurs de l’équipe nationale : tout le gratin est là. Drapés de boubous éclatants taillés dans de précieuses étoffes, ils occupent les premiers rangs. À leurs côtés, des femmes en robes arc-en-ciel, parées de dorures, illuminent la section VIP d’une élégance tout droit sortie de Dakar. Au milieu de ce tableau, j’ai tout d’un clochard égaré dans une réception trop propre.

Là où notre culture nord-américaine s’acharne à tout minuter avec rigueur, ici, le léger flou des débuts, ponctué d’humour, d’improvisation et de danses, enveloppe l’événement d’une chaleur singulière. Ce flottement savoureux culmine enfin : les lutteurs font leur entrée, majestueux, portés par le chant des tambours.

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Chaque lutteur est affublé d’un nom de scène et d’un surnom à la hauteur de son aura. Voici Lirou Diane, « le Monument de Guédiawaye ». Puis Amanekh, que mon voisin me présente comme « un grand champion », surnommé « le Requin de Rufisque », torse bardé de gris-gris, ces cordelettes sacrées qui cliquettent contre sa peau comme une armure invisible. Coquillages, cornes de bœuf : autant d’écailles mystiques pour affronter le choc annoncé. Tout autour, les cellulaires ne manquent aucun instant. Les images traversent déjà l’Atlantique.

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Père Palla Diop, de Lutte TV, assure les commentaires pour le public outre-mer. Lui aussi a fait le voyage depuis Dakar. La chaîne qu’il représente dépasse le million d’abonnés, preuve, s’il en fallait, que la lutte sénégalaise n’est pas qu’un sport : c’est une passion nationale, un feuilleton suivi avec ferveur.

Avant chaque combat, les lutteurs s’enduisent le corps de différentes substances. Parmi elles, il y a cette argile blanche, fine et volatile. « Du kaolin », m’explique-t-on. Ces gestes ne relèvent pas du folklore : ils protègent contre le ndëp, soit le mauvais sort, les forces invisibles qui rôdent. Le sport cède la place au rite, l’arène devient temple, et l’animisme sénégalais s’invite, insaisissable.

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Je comprends assez vite que la lutte sénégalaise dépasse largement le simple affrontement physique. C’est une épreuve aux confins du visible, où l’énergie, les esprits et les forces occultes pèsent aussi lourd que les muscles. Et face à cette logique qui m’échappe, porté par la fièvre de percussions, je retrouve cette belle incompréhension qui est l’essence même du voyage.

Il y a un plaisir presque hypnotique à voir ces colosses esquisser leurs pas de danse, mêlant grâce et puissance avec une aisance déconcertante. Mention spéciale à coach Bakahry Sakho, armoire à glace version XXL, dont chaque mouvement déclenche une vague d’enthousiasme dans la foule de plus en plus bruyante. L’arène vibre, et ce n’est que le début.

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Fasciné, un peu déboussolé par ce ballet ésotérique mené par des corps de culturistes, je regarde Dakar et Hochelaga se fondre l’un dans l’autre dans une splendide confusion.

Dans la foule, je croise Fatou, installée à Longueuil depuis une dizaine d’années. Elle n’aurait manqué pour rien au monde cette occasion de transmettre un pan de sa culture à ses trois enfants, nés ici. Un peu plus loin, deux jeunes coiffés de tuques s’enflamment à leur tour : « La lutte, c’est le meilleur du Sénégal, mieux que le foot! », s’exclame l’un, entre deux bouchées de thiebou yapp, ce riz à la viande dont le fumet m’avait happé dès l’entrée.

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On me laisse circuler librement, appareil en main, sans contrainte. Rien ici n’est figé : tout respire, tout s’offre. Dans les gradins, je rencontre Martine, qui connaît bien le Sénégal grâce à son travail dans le cadre de la francophonie. C’est là-bas qu’elle est tombée amoureuse du pays, et de cette manière douce, souple, presque dansante qu’ont les gens d’y vivre. Un même émerveillement transparaît dans le témoignage de deux Montréalaises, la réalisatrice Marie-Emmanuelle Boileau et la journaliste Gabrielle Brassard-Lecours, venues présenter leur documentaire tourné au cœur de l’univers de la lutte sénégalaise.

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Après les démonstrations de karaté et de lutte olympique, place aux combats tant attendus de lutte suisse et sénégalaise. Ils opposent des lutteurs venus d’Afrique à des combattants d’ici. Une forme de chair à canon offerte aux partisans. Les affrontements sont brefs, nerveux, parfois expédiés en quelques secondes. Tous les Sénégalais l’emportent, sans réelle surprise. Face à la longueur du gala, ces éclats de grâce sont fugaces. Mais l’essentiel est ailleurs : dans le rituel, la transmission, la rencontre.

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Des danses de femmes viennent adoucir ce déferlement de corps et de testostérone, portées par des louanges qui tissent un fil invisible entre Montréal et Dakar.

Au pied des percussionnistes, les baguettes s’amoncellent, brisées net sous la ferveur des frappes. Ce sont des branches d’arbre, prolongements nerveux de mains en transe. Au sein du band, une nonchalance étonnante gravite : un rythme organique, mouvant, où surgissent, sans crier gare, des hommes qui semblent descendre des gradins pour entonner un chant splendide avant de disparaître. Comme si la musique les avait appelés… puis relâchés.

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Puis vient enfin le combat royal, celui des poids lourds, qui s’achève dans un chaos aux contours flous, marqué par une intervention de la sécurité dont les déclencheurs m’échappent. Comme dans la lutte américaine, les frontières du script vacillent : où s’arrête la réalité, où commence la mise en scène?

Boucar, à la fois grand fixer et interprète culturel, m’adresse un sourire rassurant. Rien d’anormal ici, bien au contraire. L’absence d’escarmouches serait presque suspecte. « Chaque lutteur va provoquer, taquiner, se moquer de l’autre pour faire monter la sauce, m’explique-t-il. Il met de l’avant son quartier, sa région. C’est du théâtre : ça nourrit le spectacle, ça donne envie de revenir. »

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Des danses, des cris, une foule satisfaite. La sécurité zigzague d’une mêlée à l’autre. On n’y comprend pas grand-chose, et c’est peut-être ça, justement, l’essence du voyage : ce moment où les repères flanchent, où les certitudes se taisent.

À deux coups de pédale de chez moi, j’ai traversé un océan.