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À chacun son Verglas : souvenirs d’un bouleversement

La chute des pylônes fête son quart du siècle.

Par
Jean Bourbeau
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J’avais neuf ans quand l’électricité a cessé d’alimenter la maison de mon enfance, quand les transformateurs sur la rue explosaient dans des couleurs aussi magnifiques qu’inquiétantes.

Je me souviens des bricolages confectionnés aux céréales, du foyer qui nourrissait la famille comme le voisinage, des nuits sous quatre couvertes et la longue file d’attente devant la Belle Province, le seul restaurant de la ville qui possédait une génératrice.

Deux semaines plus tard, la lumière réapparaissait, concluant une sorte de rêve éveillé et distillant ce tumulte de la débrouille en précieux souvenirs.

Preuve de son impact sur l’imaginaire collectif, chaque personne ayant traversé la crise du verglas conserve encore aujourd’hui, au fond d’elle-même, l’empreinte vivide de cette petite fin du monde et de l’étrange ambiance régulée par un thermomètre à la fois chaud et froid.

Pour ceux et celles qui n’ont pas connu cette grande tourmente énergétique, j’ai amassé six récits de gens coincés dans le fameux « triangle noir » de la Montérégie, la région la plus violemment frappée au Québec. Six fenêtres sur une réalité divisible en autant de fragments que le million de gens qui fut privé d’électricité.

Soufflons donc 25 bougies pour retourner à l’obscurité.

Crédit : Hydro-Québec
Crédit : Hydro-Québec
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Jimmy Cossette
17 ans à l’époque, Granby

« J’avais un cours de soir le 5 janvier 1998. Un collègue de classe d’origine cubaine était revenu des Fêtes avec du rhum et des cigares. On en profitait dans son pick-up quand ça s’est mis à mouiller. Tout est rapidement devenu très glissant. On se doutait pas que ça annonçait deux mois sans école.

Mes parents avaient un poêle à bois, alors il y avait toujours plein de monde à la maison, toutes les chambres étaient prises. Ma mère m’envoyait livrer de la nourriture à ceux qui en avaient moins.

Durant la crise, une vague de bonté s’est levée, les gens avaient le cœur sur la main, les cuisines improvisées roulaient à plein régime toute la journée. Il y avait un esprit de communauté. On hébergeait sans rémunération. De l’entraide pure et dure.

«À travers la catastrophe, on était heureux de s’entraider.»

C’était en quelque sorte l’humanité dans sa plus simple expression. On a vu le bon comme le mauvais. Ceux qui aidaient et ceux qui profitaient. Comme les bandits qui vendaient la corde de bois 300 dollars au lieu de 80, quand c’était plus que nécessaire.

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Après la défaite du référendum de 1995, il y avait quelque chose comme une fierté brisée. Avec le déluge du Saguenay (1996) et la crise du verglas, j’ai l’impression que ça nous a donné un petit boost de fierté! À travers la catastrophe, on était heureux de s’entraider.

Le Verglas, c’était un peu une façon de se retrouver, de s’unifier en tant que peuple. »

Yan Leblanc
28 ans à l’époque, Acton Vale

« Je m’en souviens comme si c’était hier. J’habitais un campement assez rudimentaire sur une terre à bois, pas trop loin du village. C’était tellement petit qu’avec seulement une bûche dans le poêle, on pouvait être en t-shirt.

À cette époque, je faisais pousser ben du weed et le mot s’était passé, faque ça venait cogner en journée comme de nuit, sans avertissement. Il y avait toujours du monde qui entrait et qui sortait. Ben du monde que je connaissais pas, mais ça ne me dérangeait pas. Le soir, il faisait noir et y’avait de la boucane là-dedans. On roulait des gros joints à la chandelle.

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Je tenais les comptes dans un cahier Canada parce que la clientèle n’avait pas toujours de l’argent liquide. Certains arrivaient avec des trucs à échanger contre quelques grammes. J’ai tout pawné après.

À la fin, j’avais écoulé toutes mes récoltes de l’automne en plus de celles d’un cousin. Presque tout le monde m’a payé et j’ai pu m’offrir un nouveau truck et un voyage dans l’Sud. »

Crédit : Archives de Montréal
Crédit : Archives de Montréal
Dany Fortin
25 ans, Waterloo

« J’étais une militaire basée à Valcartier quand le verglas est tombé sur le Québec. Assez rapidement, on nous a dit de nous préparer. On était super excités! On n’allait pas être déployés dans un autre pays, mais ici, chez nous, pour aider les Québécois.

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Nous sommes partis en direction de St-Hubert au sein d’un convoi où je conduisais une ambulance de campagne avec des chaînes sur les roues pour affronter la mauvaise condition des routes.

«On était tellement contents d’être là, on voulait aider notre propre pays. On donnait notre maximum. C’était beau à vivre et maintenant à se souvenir.»

Quand nous sommes arrivés sur la Rive-Sud de Montréal, c’est à ce moment qu’on a pris conscience de l’ampleur des dégâts. Notre rôle consistait principalement à faire des transferts de patients vers des hôpitaux encore en service pour recevoir des traitements. Les ambulances civiles étaient alors réservées aux urgences. C’était parfois super stressant, il a failli y avoir des décès durant les voyages, on a même été escortés par la police pour ne pas perdre une octogénaire.

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Je me souviens d’un jeune homme de 18 ans qui luttait contre un cancer à l’hôpital Charles-Lemoyne de Greenfield Park. On le conduisait à Montréal pour ses radiographies. On s’est rapidement attaché à lui. J’ai donc demandé à mon capitaine si on pouvait lui offrir un tour d’hélicoptère. Ç’a été compliqué, mais ça s’est concrétisé. On a volé au-dessus de la région sans lumière, puis au-dessus de Montréal. Son père pleurait et lui était super content.

Quelques mois plus tard, la maladie l’a emporté.

Nous avons été mobilisés pendant trois semaines. C’était très spécial d’être témoin d’à quel point les gens nous aimaient, que notre travail était respecté. On était tellement contents d’être là, on voulait aider notre propre pays. On donnait notre maximum. C’était beau à vivre et maintenant à se souvenir. »

Yzabelle Meunier
22 ans à l’époque, Rougemont

« Ma famille avait une station-service à Rougemont. Mes souvenirs du Verglas, c’était surtout du travail! On avait une petite génératrice de 2 000 watts qui pouvait faire fonctionner qu’une seule pompe à la fois.

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On commençait à 6 h le matin et on terminait à 21 h. On devait être refullés aux deux jours tellement la demande était grande. On remplissait les camions de pompier, la machinerie agricole et on devait restreindre les automobilistes à quelques dizaines de dollars pour ne pas en manquer.

Toute la famille était à l’ouvrage, à quatre sur les pompes, à remplir à tour de rôle et à désamorcer la tension qui régnait. Les gens étaient si stressés qu’ils en venaient presque aux coups.

Nous étions neuf dans la maison familiale, l’une des plus vieilles du coin, construite en 1844. Mon fils dormait dans le lit entre ma mère et moi, son père était pompier volontaire, donc on le voyait très rarement. Il faisait 7-8 degrés dans la maison. On dormait avec des tuques et on se lavait avec un chaudron d’eau chaude, une fois par jour.

Mon grand-père a ouvert la station-service en 1976 et 44 ans plus tard, ma mère vient tout juste de la fermer, le 31 décembre dernier. Le Verglas me fait penser à ce garage. C’est maintenant un deuil à faire, une page qui tourne. »

Photo gracieuseté Yzabelle Meunier
Photo gracieuseté Yzabelle Meunier
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Sabrina Lussier
12 ans à l’époque, Granby

« Ah, quels beaux souvenirs! Ma famille et moi sommes restés quelques jours sans électricité au début, mais on a dû quitter quand l’armée a débarqué!

Je me suis retrouvé à la polyvalente avec ma soeur et nous avons dormi sur les matelas du gymnase. Martin Petit est venu faire un show d’humour pour nous changer les idées! Ce n’était pas facile de vivre avec des centaines de personnes dans la même salle. Mettons qu’on ne dormait pas beaucoup.

Par la suite, nous nous sommes promenés de mononcles en matantes qui avaient des poêles ou qui demeuraient en dehors du « triangle noir ».

«Je me souviens du silence effrayant dans la nuit avec le craquement des arbres et des branches qui tombaient.»

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J’avais peur que nos animaux domestiques soient morts en revenant chez moi. Mais notre propriétaire avait mis une mini chaufferette et venait les nourrir. Mon poisson rouge et mon rat ont survécu. Il faisait tellement froid à l’intérieur que notre chat faisait de la boucane quand il miaulait!

Je me souviens du silence effrayant dans la nuit avec le craquement des arbres et des branches qui tombaient. De certains humains un peu fous dans les magasins qui étaient prêts à se battre pour prendre la dernière chandelle alors que d’autres brillaient par leur générosité.

Je me souviens des repas devant le petit plat à fondue et des soirées jeux de société. Surtout, je me souviens du long congé d’école.

Ç’a dû être l’enfer pour les parents, mais dans mon cœur d’enfant, c’était toute une aventure. »

Crédit : Radio-Canada
Crédit : Radio-Canada
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Catherine Bergeron
14 ans à l’époque, Saint-Pie-de-Bagot

« Nous habitions en campagne sur une ferme porcine coincée au cœur du black out. Je vais m’en souvenir toute ma vie, quand le verglas s’est accumulé, j’ai vu de mes yeux vus les pylônes d’Hydro s’effondrer comme un jeu de cartes. Ça frappe l’imaginaire d’une ado!

On avait la chance d’avoir une génératrice industrielle, alors la ferme a continué à opérer sans tracas et la maison était aussi branchée dessus. Dans la noirceur du rang, on avait encore de l’électricité. On était bien! Je me rappelle encore le bruit de la génératrice, il rendait notre sommeil léger.

Pour la famille élargie et le voisinage, notre maison était devenue un poste de ravitaillement pour s’offrir une douche chaude.

On n’a jamais manqué de provisions même si l’épicerie était fermée pendant des semaines. Mais quand ça a repris, on avait épuisé l’ensemble de nos réserves.

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Au village, c’était pas drôle, le gymnase de l’école était transformé en dortoir. Un mois et demi sans courant, c’est très long quand même.

Quand j’y repense, le Verglas a été une épreuve, mais qui a permis d’exprimer une belle entraide et de la solidarité.

Je ne sais pas si aujourd’hui, ce serait pareil. »