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Octobre 2014. Plus de 9000 kilomètres séparent Moscou de Vladivostok. Récit d’une semaine de voyage en train sur la plus longue ligne de chemin de fer au monde, le Transsibérien.
Moscou, gare Iaroslavski
L’accordéon et la contrebasse à la main, un groupe de joyeux étudiants récupère en chantant quelques roubles dans leurs bonnets.
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Entre Moscou et Yaroslav
Départ à minuit trente cinq sur le quai numéro deux. Compliqué de poser les affaires et touts les sacs dans un si petit espace. Faire les lits, installer les couvertures puis essayer de se glisser dans la couchette en hauteur. On n’y tient pas assis et une barrière de sécurité sur le bord réduit l’espace en largeur. Bercés par le rythme du train, le sommeil est facile. Toujours en mouvement, à allure lente, on se laisse emporter plus loin vers l’Est.
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Entre Yaroslav et Kirov
Au réveil, les ronflements de la babouchka d’en face se mêlent à ceux du quinquagénaire turque aux yeux bleus. Draps, couvertures, pieds en travers du couloir se mêlent à l’odeur du déjeuner. Réveillés par la confiture, les sucreries, les gâteaux et le thé. Proximité et intimité, chacun se débrouille dans son petit espace avec ses sacs, ses affaires, en pyjama ou en survêtement confortable et surtout en pantoufles. Dehors, la neige contraste avec la chaleur intérieure. Dans le wagon chauffé à bloc, il fait 26 degrés. Il est 18h, on s’enfonce dans la nuit de Sibérie, les voyageurs montent et descendent, fument entre deux wagons. Un va-et-vient incessant au fil des gares.
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Dans le wagon on rencontre Ahmed, un algérien qui a choisi d’émigrer en Russie il y a deux ans. Il retourne voir sa femme à Kirov en attendant de recevoir ses papiers d’immigration définitifs. Il est le seul arabe de sa ville d’adoption. À la fois ingénieur informatique et pâtissier, il devra reprendre deux années études s’il veut pratiquer ici malgré ses diplômes et son expérience en Algérie. Pourquoi la Russie? Ce n’est pas très clair et les restes de son français sont parfois approximatifs. Grand et chétif, ses cheveux sont coupés courts au-dessus des oreilles et ses grands yeux sont bienveillants à notre égard. On discute de soccer et il nous conseille de faire attention à nos affaires dans le train.
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Un fou cherchant sa place s’est assis juste à côté de nous sur la couchette du bas. Fou ou saoul, va savoir. Le visage balafré et les yeux rouges, il parle aux passagers sans que l’on ne comprenne ses propos qui dérangent vivement nos voisins. Au wagon-restaurant, quatre voitures plus loin, deux hommes déjà saouls et bien ambiancés, nous offrent du porto russe et une salade tomates-saumon-oignons. Elia et Vadim, deux « bad boys » des montagnes originaires de la ville de Tioumen. Elia a les mains tatouées d’épaisses lettres et de symboles sur les phalanges. Sur sa main droite boursouflée, une toile d’araignée part du bas de son pouce : « On est des gangsters, mais on vous invite à notre table, vous êtes nos amis, on veut parler et échanger » accompagné de violents mouvements sur le coeur et la poitrine. Ils ne parlent pas un mot d’anglais et nous tout juste trois mots de russe, avec le temps de traduction nécessaire, pour dire et reconnaître les mots sur le dictionnaire de poche. Le personnel du wagon est très sec avec eux. Pour immortaliser la rencontre, Elia part chercher un appareil photo mais il se perd en route. Deux gardes en uniforme traversent le wagon-restaurant. Il est temps de décliner poliment les nouveaux verres offerts par Vadim, délicate manoeuvre. De retour à nos couchettes on croise Élia menotté, qui sera débarqué avec Vadim et le fou balafré à la gare de Kirov. Leurs cris accompagnent l’entrée en scène d’agents de police et d’une infirmière. Une femme remplit une déposition pendant qu’une autre se fait bander la tête, elle s’est apparemment faite taper par le fou. Pour on ne sait quelle raison, elle se retrouve en moins de deux le cul à l’air pour recevoir une piqure. Cette petite animation qui semble bien banale a occupé pendant plusieurs heures les passagers solitaires du wagon numéro 4, train 44 en partance pour Khabarovsk.
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Entre Kirov et Ekateriburg
La babouchka Tatiana voyage avec sa petite fille. Elle a écrit son nom et prénom sur une feuille mais impossible de s’en souvenir. Elle est ouzbèque. Très typée, les yeux et cheveux noirs corbeaux, bien charpentée dans une robe à fleurs ouverte et fendue qui selon sa position laisse entrevoir sa poitrine et ses cuisses mi-épilées avec chaussettes blanches et chaussures de travail, style Crocs. La grand-mère attentionnée gave sa petite-fille fine et adorable. Des yogourts aux fruits et des graines de tournesol que l’on ne tarde pas à commander. Dès que la vendeuse passe avec son chariot dans les couloirs, la grand-mère achète à gogo : viande, pizza, cacahuètes. La petite brune est coiffée de deux chouchous rouges bariolés, un en pompom, l’autre en couette basse, joue avec ses poupées et accompagne sa babouchka quand elle sort fumer les pieds dans la neige. Les voisins du compartiment sont curieux et se demandent ce que l’on fait dans ce train, en platskartny, la troisième classe, sur deux banquettes, alors que les touristes, viennent voir les belles choses de Russie: Sotchi, Moscou et St Pétersbourg, en avion.
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Les passagers du wagon ont les dents en plaqué argent, parfois toutes celles de devant. Les sourires bien plus fréquents qu’à Moscou se font brillants. Les activités dans le train sont minimes : peu de jeux de cartes, de dés, peu de laptops ou de films. La femme de la couchette inférieure, a les yeux rivés sur sa liseuse quand elle ne fait pas de mots-croisés. La grand mère en robe bleue avec des coeurs rouges a longuement lu un magazine scientifique, avant d’acheter un châle blanc en laine à une vendeuse qui passait. Le wagon restaurant est souvent vide, chacun a amené sa bouffe et reste sur sa couchette. Entre voisins les échanges sont spontanés mais pendant la majeure partie du trajet les passagers restent silencieux, dorment et s’assoupissent. Difficile de savoir à quoi ils pensent avec la barrière de la langue : à ceux qu’ils quittent ou vont retrouver, ou peut-être à rien, justement, un luxe qu’offre le voyage. Ce qui est sûr, c’est que le trajet qu’ils réalisent ils comprennent difficilement que l’on puisse le faire pour le plaisir.
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22h30, lumière de veilleuse au plafond, chaleur étouffante, il fait trente degrés. Les allées et venues vers le samovar, la bouilloire remplie d’eau chaude disponible dans chaque wagon, se font plus rares, les nouilles instantanées sont dans la poubelle et les yeux se ferment lentement. Le train continue sa route. La babouchka en robe bleue à coeurs rouges est assise depuis quarante minutes sur son lit et fixe la fenêtre d’en face. Les rideaux bleus opaques sont baissés. Tandis que l’odeur du concombre et de l’oeuf dur s’estompe, le turc dans le lit côté couloir sort fumer entre deux wagons et la petite ouzbèque dort contre sa babouchka.
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Entre Ekaterinburg et Omsk
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Quelle sensation étrange ce train qui ne cesse d’avancer. À chaque gare on relance les dés. Qui sera parti, qui restera? La babouchka et sa petite fille sont descendues ce matin à Iekaterinbourg, leurs rires complices ont éclairé le wagon sur plus de mille huit-cent kilomètres. Dans le wagon-restaurant, une serveuse mange et boit avec un client. Rapidement ils nous invitent à les rejoindre. Alexeï s’est d’abord présenté avec un sourire comme un joueur de soccer de l’équipe de la ville d’Omsk. Il a deux yeux clairs vifs et rapprochés, le front étiré en arrière, vingt-huit ans, habillé en tenue de ville, il dénote avec l’ensemble des passagers, plutôt en short, gougoune et débardeur comme un dimanche à la maison. Moins d’une heure plus tard, il montre une vidéo sur son téléphone intelligent où on le voit dans un hangar fabriquer des canons et des armes à feux. Depuis la table d’à côté, Slava étudiant parle un peu anglais. Il s’est introduit dans la conversation et joue le traducteur toute la soirée :
“In Russia you can find the really kind people, but also the worst people, be careful.”
Bouteilles de bières, vins blancs chiliens et sud africains, quelques restes de vodka. La serveuse qui traversait le train quatre fois par jours pour vendre eau et nourriture a siroté des verres toute l’après-midi avec lui pendant son service. Le chef n’a pas voulu resservir Alexeï ce qui l’a rendu nerveux. Énervé aussi par l’utilisation compulsive de notre guide de conversation, il veut continuer de porter des toasts et ne pas boire sans raison. On trinque alors jusqu’à trois heures du matin à l’amitié internationale.
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Entre Omsk et Irkutsk
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Comme tous les matins dans le couloir, les allées et venues avec l’eau bouillante du samovar se poursuivent. Le wagon se vide mais le train continue sa route. Notre voisine qui se rend à Oulan-Oude dort profondément, celle arrivée cette nuit est absorbée par son livre. La jeune fille qui tirait la gueule est descendue dans la nuit après avoir sympathisé avec le mec d’à-côté. Il n’a pas vingt-cinq ans, les quatre dents de devant en plaqué argent, son oeil gauche injecté de sang et il cache souvent sa main gauche tatouée sur les secondes phalanges. La fille s’est finalement montrée souriante et ils ont même échangé leurs profils VK, le réseau social Russe. Cette nuit, un homme trop saoul se fait débarquer sur le quai avec ses bagages. La prodvonista, responsable du wagon, a trouvé la bouteille de vodka qu’il cachait sous sa banquette. Elle n’est pas grande, mais elle se fait pourtant respecter au doigt et à l’oeil par les éméchés du train. Malgré ce qu’on imaginait, dans le transsibérien, l’alcool acheté à l’extérieur est interdit, et tout le monde voit d’un mauvais oeil les passagers qui consomment à l’excès.
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Dernière la vitre, les paysages se ressemblent. Depuis ce matin on retrouve la neige et la taïga, forêt de bouleaux et de pins, villages en bois, de bric et de broc, habitations en construction ou abandonnées, lacs gelés, tas de bois fumant, les chemins sont cachés sous la neige. On devine les écoles aux dessins sur les fenêtres et aux jeux dans la cour. Passé Krasnoïarsk, le paysage est hallucinant. Il est 13h53, arrêt de vingt minutes dans le noir presque complet. Dans le brouillard, les trains de marchandise se croisent à vive allure. Cinq mille kilomètres nous séparent maintenant de Moscou. C’est ici, en pleine Sibérie, dans ces plaines sans limite que le régime a condamné huit millions de personnes au travail forcé. Impossible de se défaire de cet imaginaire du goulag à la vue de camps en ruines et d’usines à l’abandon. Dans l’intérieur surchauffé, la musique du wagon détonne : Je t’aime de Lara Fabian et PapapAmericano noyés dans de la pop et de la musique traditionnelle russe.
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On comprend en arrivant à Irkutsk que la nuit n’était pas tombée à 14h00 mais que l’heure affichée dans toutes les gares de Russie est celle de Moscou. Arrivée à Irkutsk à 16h20 heure du Kremlin, donc 21h20 heure locale. Toute notre perception du temps est à réinterpréter. Traverser cinq fuseaux horaires au ralenti pendant ces quatre jours donne l’étrange sensation d’un rêve éveillé qui aurait dilaté et l’espace et le temps. Cette nuit à l’auberge, difficile de trouver le sommeil sans le doux bercement du train en marche. Comme si le corps s’était passivement réhabitué à ce rythme si confortable.
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Lac Baïkal : Irkutsk et Listvyanka
Sortir de l’espace clos du train pour le grand air du lac Baïkal. Le poisson fraîchement pêché est vendu fumé en bord de mer et mangé avec les doigts en quelques minutes. À mi-chemin entre le saumon et le maquereau, l’omoul est le poisson typique de la région. On en achète au marché et les quelques restes sont pour les chiens du village habitués aux touristes. Les nouilles instantanées sont bien loin à Listvyanka, ville de pêcheurs paisible à 70 km au sud d’Irkutsk, lovée dans trois petites vallées bordées par la forêt aux reflets violets. Par les jours de temps clair, on aperçoit les hauts sommets enneigés en direction d’Oulan-Oudé. Sur les hauteurs, la forêt abrite une petite chapelle et un cimetière.
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Un marché, un port, un front de mer éclairé par quelques lampadaires… Ici la Mongolie n’est pas très loin, les influences asiatiques commencent à se faire sentir, les inscriptions en chinois et en coréen se multiplient. Les voitures se conduisent à droite, mais nous sommes toujours en Russie : le drapeau, les tenues aux motifs militaires, la légendaire sympathie et la vodka sont toujours bien présentes.
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“Ya nié panimaiou rousski” s’avère être la phrase la plus utile de ce séjour en Russie.
Comme si nous étions dans un tunnel hermétique autour duquel fourmillaient des centaines d’histoires, de récits, tout un monde inaccessible par la barrière de la langue. Même avec une application dictionnaire franco-russe, les gros doigts des uns appuient sur plusieurs touches du clavier du téléphone en même temps, tandis que l’argot des autres n’y figure pas.
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Sur le quai de la gare d’Irkutsk
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Il reste encore trois jours de train, 4000 km à parcourir pour atteindre le Pacifique. Sur le quai, chacun attend en file l’approbation de la prodvonista, toujours en uniforme, qui avec une lampe torche vérifie les billets de train. Deux hommes saouls l’implorent leurs passeport à la main. “Niet, niet, niet” répète-t-elle impassible. L’un d’eux manque de tomber sur les rails et son sac finit sous le wagon 14. Elle les empêche de monter dans le train. L’un glisse, l’autre le rattrape, quelle que soit leur destination, ils ne partiront pas ce soir. Le train 008 en partance pour Vladivostok compte neuf voitures, quatre troisièmes classes, une seconde et une première classe auxquelles s’ajoute le wagon-restaurant. Dans notre voiture beaucoup de couchettes sont vides. Les néons au plafond sont allumés jusqu’à tard et les passagers sont entortillés dans des draps blancs comme de petits vers ébouriffés. On retrouve avec un certain plaisir le doux bercement du train.
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Khabarovsk – Vladivostok
La lumière chaude du matin réveille doucement les passagers du wagon. Pour une fois, le passager de la couchette du dessous n’a pas baissé le rideau. À 8h il mange des nouilles instantanées et un moustachu nous regarde du coin de l’oeil avec son regard vide. À côté de nous, une famille s’amuse avec leur petite fille tressée. La neige disparaît après Kilikov, on aperçoit de petits villages en bois, des scieries de grandes plaines. On est à quelques kilomètres de la Mongolie. Elle réapparait plus au Nord pour disparaître encore le dernier jour une fois passé Khabarovsk. Le paysage est maintenant presque aride, direction plein Sud en longeant la frontière chinoise le long du fleuve Amour. Quelques usines fumantes et des hagars désaffectés sont plantés au milieu de vastes paysages orangés occupés par quelques petits villages. On s’arrête à Oussourisk d’où partiront peut-être, dans quelques années, des trains pour la Corée du Nord. C’est l’avant-dernière gare avant la fin de la ligne, Vladivostok.
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Vladivostok
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Arrivés la nuit tombée à l’extrême Est de la Russie, à deux pas de la Corée du Nord et de la Chine. Cité militaire fermée aux Russes et aux étrangers jusqu’à la chute de l’URSS, Vladivostok s’est ouverte au monde en 1992. Son histoire et sa situation particulière expliquent certainement l’usage répandu de l’anglais et la curiosité des habitants de cette ville portuaire et commerciale. De larges avenues et des buildings bien éclairés, il fait chaud et on se sent étrangement en territoire familier. Quelques personnes nous aident à trouver notre chemin dans la rue, on discute facilement et les sourires font plaisir. Les habitants sont avenants, ouverts et décontractés. L’influence de l’océan Pacifique peut-être. Comme un faux air de côte Ouest qui se confirme les jours suivants. On rencontre Vyacheslav, un photographe local via Couchsurfing (oui ça marche même en Russie). Il nous fait goûter à sa spécialité favorite, les intestins de poulet, dans un des restos chinois de la ville. Puis on s’envole pour un nouvel inconnu : le Japon.
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