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5 ans de #MoiAussi : le mouvement vu par les journalistes qui ont enquêté

Katia Gagnon de La Presse et Améli Pineda du Devoir révèlent les dessous des vagues de dénonciation. 

Par
François Breton-Champigny
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15 octobre 2017. Le mot-clic #MeToo commence à enflammer les réseaux sociaux à la suite de la parution, dix jours plus tôt, d’un article du New York Times sur les agressions et inconduites sexuelles du producteur Harvey Weinstein.Quelques semaines plus tard, le mouvement dénonçant les violences sexuelles déferle sur le Québec, en version française : #MoiAussi. Les premières têtes qui roulent et non les moindre : Gilbert Rozon et Éric Salvail.

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Ces révélations ont l’effet d’une bombe. Deux personnalités qu’on croyait alors intouchables tombent de leur piédestal grâce au travail de quelques journalistes qui ont travaillé sans relâche avec le vent dans la face pour aller au fond des choses. Cinq ans plus tard, Katia Gagnon, journaliste et ex-cheffe de la division d’enquête à La Presse et Améli Pineda, journaliste au Devoir, reviennent sur ces couvertures marquantes, qui ont marqué le Québec au fer rouge.

À l’origine de la tempête

Avec plus de 25 ans d’expérience dans le métier, Katia Gagnon en a vu de toutes les couleurs. Mais octobre 2017 restera à jamais gravé dans sa mémoire. « L’enquête du New York Times sur Weinstein a créé littéralement une commotion dans le monde du journalisme, raconte-t-elle. C’était la première fois qu’on voyait ce mode opératoire là dans un média. »

Auparavant, pour qu’un média traite de violences sexuelles alléguées, des accusations formelles et une plainte en bonne et due forme devaient notamment avoir été déposées à la police avant de coucher quoi que ce soit par écrit. Le papier du prestigieux média américain a radicalement changé la donne.

« En recueillant de nombreux témoignages sur une seule personne, qui avait vraisemblablement un pattern, et en réussissant à corroborer les faits, ç’a démontré qu’il était possible de traiter de ce genre de sujet d’une manière journalistique et éthique », explique Katia Gagnon.

« En recueillant de nombreux témoignages sur une seule personne, qui avait vraisemblablement un pattern, et en réussissant à corroborer les faits, ç’a démontré qu’il était possible de traiter de ce genre de sujet d’une manière journalistique et éthique »

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L’effet boule de neige ne s’est pas fait attendre de notre côté de la frontière, alors qu’un tweet incitant à « démasquer les Harvey Weinstein québécois » fait surface. « J’avais déjà travaillé sur le cas Éric Salvail en 2014 lorsque le mot-clic #AgressionNonDénoncée circulait, mais je n’avais pas réussi à recueillir de témoignages solides, explique Katia Gagnon. Trois ans plus tard, ma collègue de l’époque m’a demandé de relancer le dossier dans ce nouveau contexte avec la même approche et là, j’ai eu du succès. »

L’article mettant à jour les inconduites sexuelles de l’animateur et producteur déchu rédigé par Katia et sa collègue Stéphanie Vallet (aujourd’hui au Devoir) a ni plus ni moins catapulté le mouvement de dénonciations #MoiAussi en détrônant d’une manière expéditive un bonze du showbizz québécois. Une expérience marquante pour Katia Gagnon. « On inventait carrément une façon de faire tout en prenant en compte le risque de poursuite pour en arriver à un produit solide qui ressemblait à ce que le New York Times avait fait. On sentait qu’on était à l’origine de quelque chose de majeur pour la société québécoise. Je n’avais jamais vécu ça dans ma carrière. »

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Ces hommes qui ne font plus rire du tout

Seulement 48 heures après l’affaire Salvail révélée par La Presse, Le Devoir largue à son tour une bombe : Gilbert Rozon, le père de Juste pour rire et producteur bien connu, est visé par des allégations d’inconduites sexuelles par neuf femmes. C’est le premier pavé dans la marre en lien avec le mouvement #MoiAussi d’Améli Pineda, alors journaliste généraliste pour le quotidien. Trois ans plus tard, un autre nom atterrit sur son bureau au moment où elle s’apprête à partir en vacances : Julien Lacroix.

La journaliste a finalement produit une enquête regroupant neuf témoignages de femmes dénonçant des agressions et des inconduites sexuelles de la part de l’humoriste. « Ce sont toujours des histoires qui sont très prenantes. Il y a des personnes qui décident de se confier à toi parfois pour la première fois et il faut naviguer là-dedans avec des normes journalistiques strictes pour savoir si ça vaut la peine d’aller de l’avant et de demander à l’autre personne de donner sa version des faits. »

« Ce sont toujours des histoires qui sont très prenantes. Il y a des personnes qui décident de se confier à toi parfois pour la première fois et il faut naviguer là-dedans avec des normes journalistiques strictes »

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Le décalage entre les médias et les réseaux sociaux

Améli Pineda estime que cette deuxième vague du mouvement était foncièrement différente de la première en 2017. « Je me rappelle que ça allait super vite, il y avait des pages sur les réseaux sociaux qui recueillaient des témoignages anonymes et on sentait une certaine pression sur les médias pour traiter ces dénonciations rapidement, mentionne-t-elle. Mais de notre côté, il fallait tout de même faire un travail journalistique rigoureux. Il y avait, et il y a encore, une forme de décalage entre les attentes du public et notre réalité concernant ce genre de sujet. »

Ce décalage, Katia Gagnon l’a également constaté à l’été 2020, au moment où les dénonciations ont migré davantage vers les réseaux sociaux. « On s’est retrouvé dans une position délicate. On ne pouvait pas seulement reprendre une phrase sur Instagram pour faire nos articles, mais de l’autre côté, le public nous reprochait de ne pas parler davantage de certaines accusations. »

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Katia Gagnon prend en exemple le cas de Safia Nolin, qui avait accusé l’animatrice Maripier Morin de harcèlement sexuel, d’agression physique et d’avoir tenu des propos racistes dans un bar sur Instagram et qui n’avait pas voulu parler aux journalistes de La Presse après sa publication. « On ne pouvait pas parler de ça sans avoir plus de détails sur les événements en tant que tels. Ça ne se tenait tout simplement pas dans ce cas précis puisqu’elle ne voulait pas nous parler, mais les gens ne comprenaient pas nécessairement les raisons pour lesquelles on n’agissait pas. »

Un #MoiAussi 2.0?

Si les nouvelles concernant des inconduites sexuelles touchent moins les personnalités connues ces derniers temps, l’actualité n’est pas en reste d’exemples choquants dans d’autres sphères de la société. On n’a qu’à penser au scandale qui éclabousse Hockey Canada, accusé d’avoir utilisé de l’argent public pour camoufler un viol collectif en 2018, ou à celui des trois entraîneurs de basket de l’école secondaire Saint-Laurent, accusés de crimes sexuels sur des mineures.

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L’éducation et les sports sont d’ailleurs les deux prochains secteurs où le mouvement #MoiAussi pourrait faire des ravages dans les prochaines années, selon Katia Gagnon. « C’est vrai qu’on a beaucoup progressé dans l’administration de la justice dans ce genre de cas-là et dans la mentalité populaire, notamment dans les blagues et gestes à caractère sexiste dans un lieu de travail, mais il y a encore du pain sur la planche, croit-elle. Du côté des sports, il y a beaucoup de non-dits et de choses qui sont balayées en dessous du tapis et du côté des écoles, on voit de plus en plus de témoignages de situations qui se passent entre les murs et les gens ont moins de réticences à dénoncer certains comportements. »

Pour Améli Pineda, c’est le moment de faire une évaluation de la situation en se posant certaines questions cruciales. « En 2017, on voulait mettre en lumière la récurrence de ces agressions; en 2020, on voulait pointer du doigt les agresseurs; et maintenant, je crois qu’il faut se demander comment réhabiliter certaines personnes. À qui doivent-elles demander pardon? À quel moment est-ce que c’est correct qu’elles réintègrent la société? »

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Améli Pineda n’a pas encore les réponses à ces questions, mais elle estime que c’est son rôle de continuer à tendre le micro aux personnes touchées de part et d’autre par ces gestes. D’ici là, elle vient de signer l’essai Que reste-t-il de #MoiAussi? : Secousses québécoises d’un mouvement planétaire, une œuvre synthétisant les cinq dernières années du mouvement.

Au moment d’écrire ces lignes, l’affaire Gilbert Rozon continue de faire couler de l’encre, alors que trois femmes viennent tout juste de déposer de nouvelles poursuites au civil contre l’ex-homme d’affaires. On ne peut qu’espérer que le travail de journalistes telles que Katia et Améli continue de faire avancer les choses.

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