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4 choses que j’ai apprises en allant aux États-Unis à pied

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À Sherbrooke, on est chanceux : on habite près des lignes. C’est souvent ce qu’on se fait dire, et à première vue, c’est vrai. Ça prend 45 minutes de voiture se rendre à la frontière, et plusieurs de nos concitoyens ont même calculé que ça valait la peine d’aller faire le plein d’essence aux États-Unis lorsque le gaz est trop cher chez nous…

Je me suis donc demandé l’an passé à quoi ça ressemblerait, une grande marche de plaisance de la porte de mon appartement sherbrookois jusqu’à l’autre côté des lignes. Changer de pays à pied, c’est quand même un peu drôle! D’ailleurs, est-ce qu’on peut traverser la frontière en marchant?

Selon Google Maps, il fallait environ deux jours de marche pour se rendre à Stanstead, village frontalier le plus près. Ça m’allait : un petit sac à dos, une réservation dans un bed and breakfast à mi-chemin (je n’étais pas d’humeur camping), et j’étais partie.

Voici quelques observations à la suite de ce microvoyage…

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1. Oui, on peut passer les lignes à pied

Tout commence par une courte marche dans la zone tampon entre le poste douanier canadien et celui des États-Unis. En voiture, on s’en rend à peine compte; on monte tout simplement une petite butte et on est rendus. Mais à pied, pendant ces quelques minutes, on se sent un peu étourdi par le fait d’être en “zone floue” entre deux pays, presque comme un brigand en cavale.

En haut de ladite butte, les voitures font la file en attendant de parler au douanier, et vous vous doutez bien qu’il n’y a pas une voie spéciale “piétons”. On doit donc faire la file… debout entre deux voitures.

À la frontière, le douanier est un brin suspicieux.

— Where do you come from?

— Sherbrooke.

— How did you come here?

— Walking.

— Ok… Do you have a job and a place to stay in Sherbrooke?

— Yes.

— And how long do you plan to stay in the US?

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— Oh, maybe 10 minutes. I’ll go for a little walk, take a picture and then I’ll leave.

— Ok, here you go. *étampe le passeport*

Pas plus compliqué que ça!

Il faut se rappeler que les postes douaniers qui se trouvent à l’intérieur des villages sont plus plaisants et un peu moins mécaniques que ceux qui sont en plein milieu d’une autoroute, où les piétons n’ont pas le droit de se trouver de toute façon. Les douaniers sont habitués de voir des habitants de la place traverser souvent, notamment pour aller acheter leur lait dans les dépanneurs américains. (Ça peut effectivement ressembler à une trahison nationale, mais c’est vraiment moins cher. Certains restent toutefois fidèles : “Le lait américain goûte pas pareil, même mon chat en veut pas!” dixit un local.)

2. Être piéton en campagne, c’est moyen

Ce n’est pas une grosse révélation : les transports en commun étant quasi-inexistants en campagne, être uniquement piéton là-bas y est assez difficile.

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Arrivée à mon bed and breakfast, je demande à la réception s’ils ont un bon restaurant à me conseiller dans le coin pour le souper. Oh, certainement! me répond-on. À juste cinq kilomètres d’ici, il y a une super bonne table locale!

En voiture ou en transport en commun, pas de problème. Mais à pied, ajouter un détour de dix kilomètres à ta journée, c’est, disons, non négligeable…

Aussi, une fois rendue aux États-Unis, j’avais bien prévu que je n’aurais pas envie de refaire le chemin du retour à pied; l’objectif de départ étant atteint, l’entrain n’y serait plus. Par contre, les bus Stanstead-Sherbrooke, ça n’existe pas. J’aurais évidemment pu quêter un lift à quelqu’un, mais j’avais envie de faire l’expérience de façon autonome.

C’est un peu grisant de voir que nos jambes peuvent nous porter tellement loin que de rentrer à la maison après une promenade représente justement une distance… de deux jours de marche, et qu’il n’y a pas vraiment d’options alternatives pour rentrer.

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Mon plan de retour était donc de marcher de Stanstead à Coaticook (ce qui représente un jour de marche) pour y prendre un autobus qui me ramènerait à Sherbrooke. Évidemment, je me suis blessée en chemin et je n’ai pas pu faire cette distance à la marche, ce qui m’a permis de découvrir… les taxis de campagne!

À Stanstead, il y a une seule compagnie de taxi. Avec un seul chauffeur. On a donc intérêt à réserver son transport à l’avance…

Pour une petite fortune, j’ai eu un lift Stanstead-Coaticook, avec en prime une visite guidée des plus jolis rangs du secteur, accompagnés d’un historique de la vie de la famille du chauffeur. Pas mal pour découvrir une région!

[Parenthèse : ça fait comment, M. le chauffeur, pour gagner sa vie un taxi dans un endroit comme ici?

La réponse tient en deux mots : Stanstead College. Pour la plupart enfants de riches, les élèves y font fréquemment appel au service de taxi, pour aller magasiner à Sherbrooke, prendre un avion à Montréal, mais surtout… se faire lifter jusqu’au Subway qui se trouve à un kilomètre du collège, et ensuite rentrer au bercail. C’est la course que le chauffeur fait le plus souvent!]

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Le bon côté lorsque l’on marche dans une contrée dépourvue de transports en commun : les gens qui te voient marcher comprennent que tu en as encore pour longtemps et ne se gênent pas pour t’offrir des lifts.

Pas d’une façon creepy, plutôt d’une façon soucieuse de ton bien-être. Et la campagne étant ce qu’elle est, si tu t’arrêtes pour remplir ta gourde dans une maison, tu risques de te faire présenter à toute la famille, à la postière qui est de passage et aussi de pouvoir admirer les cupcakes qui viennent d’être confectionnés pour l’enseignante de l’école du coin.

Si tu t’es rendu jusqu’ici dans le chemin, t’es presque de la famille!

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Aussi, les hôtels de ville sont… différents (plus compacts).

3. Notre perception de l’espace est déformée

Je le répète : vu de Sherbrooke, aller à Stanstead, ce n’est pas considéré comme une grosse aventure. J’y allais fréquemment en voiture pour le travail, et plusieurs personnes habitent à Stanstead tout en travaillant ou en étudiant à Sherbrooke et font donc le trajet chaque jour.

Mais lors de ma petite expédition, après une heure de marche, j’étais à ma grande déception encore dans les limites de Sherbrooke. C’est long, s’extirper d’une ville!

Et après, c’est joli, mais le temps passe lentement. Bien souvent, entre deux villages, il n’y a rien du tout. Pour dîner, avec un peu de chance, je trouvais un dépanneur sur mon chemin.

Le deuxième jour, en m’arrêtant pour acheter un sandwich aux œufs, j’ai réalisé l’absurdité de cette transaction : un camion était venu en quelques minutes livrer une cargaison de sandwichs à ce dépanneur au milieu de nulle part. Je l’avais pour ma part atteint péniblement en marchant quelques jours plus tard, et j’avais acheté l’un desdits sandwichs, complètement artificiellement mis sur mon chemin. Ce p’tit sandwich-là, y’en a fait du millage lui aussi.

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En marchant le long des routes estriennes, je remarquais d’ailleurs la quantité considérable de camions de livraison qui me doublaient : l’ampleur du secteur du transport de marchandises m’est apparue vraiment plus clairement en mesurant à quel point les camions de livraison étaient nombreux à passer sur une petite route de campagne apparemment peu importante. Ça m’a fait imaginer tout ce qui pouvait se passer sur l’autoroute, en transport par bateau, par avion… et j’ai fini par penser à Ivan Illich.

Ce penseur autrichien, fervent défenseur des moyens de transport à base d’énergie humaine (la marche et le vélo), s’évertue à dire (entre autres) à quel point les voitures et le transport en commun motorisé ont compliqué nos vies, nous ont rendu esclaves de ces technologies, et surtout ont “déformé l’espace humain” et notre perception des distances raisonnables.

“[…] passer quelques heures attaché à un siège dans une machine propulsée à une vitesse incroyable fait [d’une personne] un complice de la déformation de l’espace humain, et l’encourage à consentir à la configuration de la géographie de son pays autour des véhicules plutôt qu’autour des personnes”, dit-il d’ailleurs (traduction libre).

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J’avais auparavant tendance à trouver Illich un brin intense. Mais en réalisant que ça me prenait plus de temps aller à Stanstead à pied qu’à Paris en avion, j’ai mesuré un peu mieux l’essence de ce qu’il disait.

J’ai eu l’impression de “gagner mon Amérique”, j’ai senti la traversée de la frontière et le changement de pays de façon plus réelle que lors de mes voyages en avion, où j’avais tout bonnement eu l’impression de m’être téléportée dans un autre pays : parlons-en, de distorsion d’un espace…

Sherbrooke-Stanstead : 45 minutes de voiture, ou deux jours de marche.
Sherbrooke-Stanstead : 45 minutes de voiture, ou deux jours de marche.

Après deux jours de marche et un genou en mauvais état, je ne trouvais plus que c’était tant que ça “la porte d’à côté”, Stanstead.

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Avec les rencontres faites en chemin, le paysage vu et les kilomètres parcourus, j’avais l’impression d’être rendue bien loin de chez moi, en bref : d’avoir voyagé. Impression que je n’avais vraiment pas quand je m’y rendais pour le travail…

4. C’est pas parce que c’est à côté que c’est pas beau

On pourrait continuer à parler d’Illich et voir comment l’homme américain moyen dévoue directement ou indirectement plus de 1600 heures par année à sa voiture (soit plus de quatre heures par jour!), mais à la place, penchons-nous sur quelque chose de beau.

Je ne pensais pas vraiment prendre de photos en allant à Stanstead. D’habitude, j’y vais par l’autoroute et c’est assez drabe. Mais comme j’étais à pied, j’ai dû passer par les chemins de campagne, et finalement, je me suis rendu compte que c’était quand même très joli comme paysage… Tout ça accessible à quelques heures à pied de chez moi, ça fait vraiment un voyage insoupçonné qui coûte pas cher…

En résumé? Ça vaut la peine de le faire, ne serait-ce que pour découvrir qu’on n’a tellement, mais tellement pas besoin d’aller loin pour voyager. Ni de dépenser de l’argent.

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La combinaison la plus simple d’aventure et d’imprévu peut rivaliser avec bien des escapades balisées à l’autre bout du monde…

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