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3790 Sewell : vie et mort d’une expo à ciel ouvert

Rencontre avec les artisans d’un coin qui fait tourner les têtes.

Par
Jean Bourbeau
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Le hasard m’a un jour fait bifurquer sur la rue Sewell, tronçon discret d’à peine 200 mètres parallèle à Saint-Laurent dans le Plateau-Mont-Royal. Une rue résidentielle comme il y en a tant et où l’on passe sans faire d’histoire. Pourtant, à l’angle de Roy, une façade décorée par une myriade de babioles retentit d’inusité. Un beau bordel médaillé de cadres multicolores, de palettes fleuries et d’arbustes scintillants.

La mosaïque détonne dans un Montréal au vernis timide, voire ennuyeux, où l’enjolivure est davantage une affaire du privé, plus intérieure que publique. Je me suis arrêté à quelques reprises pour contempler ce bric-à-brac éclectique qui prodigue à ses murs un charme de fantaisie. Je me suis un jour permis de cogner. Sans succès. J’y suis revenu avec une enveloppe que j’ai déposée dans la boîte aux lettres. Une semaine plus tard, j’avais rendez-vous avec le 3790 Sewell.

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J’y rencontre Max, Mackenzie et leur chien Beats. Deux colocs dans la mi-vingtaine, étudiants et musiciens. Les effluves d’herbe émanent doucement de ce salon au décor en continuité avec la devanture.

« C’est la première fois qu’un journaliste entre ici », me confie Max, cet Albertain qui fait figure de doyen, habitant l’appartement depuis maintenant six ans. Si je suis le premier, ce n’est toutefois pas les interactions qui manquent. Ils m’apprennent que les passant.e.s s’arrêtent pour prendre des photos, poser des questions, que le pas des enfants cesse d’obéir au rythme parental.

« Tout vient de la rue, lance Mackenzie. On n’a pas mis une cenne dans le projet. C’est des vidanges, des trouvailles, des dons. C’est fou, toute la beauté qui sommeille dans les poubelles. Mais si tu veux connaître la genèse de tout ça, tu dois parler à JP ou Ghislaine. »

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Le projet est en effet l’initiative de deux anciens du 3790, un couple de bacheliers en développement durable de l’université McGill. JP est natif de Mexico et Ghislaine, originaire de Miami. C’est de cette dernière destination que JP me rejoint sur Zoom.

Début de la pandémie, les deux pataugent sans but précis, la vie limitée par les interdits. Le duo marche beaucoup dans le quartier, surtout aux abords de Saint-Urbain, constamment persillé par des montagnes de déchets.

« À Montréal, les gens n’ont que faire de leur déchet, souligne d’emblée JP. Pas de donation, ni de vente ou de recyclage. On préfère s’en débarrasser dans la facilité, surtout lors de la saison des déménagements. Ghislaine et moi, on s’est dit : créons quelque chose avec tout ce gaspillage! »

C’est ainsi que débute l’idée de refaire une beauté à l’adresse.

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« J’ouvrais les poubelles, je fouillais les piles et ramassais tout; des bouts de rubans aux peintures. Tu réalises vite qu’il y en a partout et c’est un moyen de faire du beau avec du laid. Tout ça avec la volonté de lancer un message : vos déchets, on va en faire une galerie, une œuvre d’art, un manifeste politique! »

Les voisin.e.s ont rapidement adopté cet humble musée du n’importe quoi, qui rappelle l’esthétique alternative de la friperie Eva B ou de la terrasse du café Santropol, située tout près.

« Tous les jours, la fresque prenait de l’ampleur : des mannequins, de la poterie, des guirlandes, il y avait même une toilette! La réponse du quartier a été super. Personne ne s’est jamais plaint, au contraire, les voisins contribuaient en laissant des dons. D’autres entraient même dans notre appartement, pensant que c’était un commerce », rigole JP.

Été 2021. Courtoisie JP Arellano.
Été 2021. Courtoisie JP Arellano.
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Les résidents du 3790 Sewell ont reçu la visite de la Ville à deux reprises pour les avertir de libérer les trottoirs. Des interventions légitimes, selon l’instigateur. « C’était rendu nécessaire, il devait y avoir au moins 200 plantes à un certain moment. Mais secrètement, même les employés aimaient le projet. »

« C’est dommage pour toi, lance-t-il. L’hiver a été difficile, c’est sûrement moins impressionnant, mais l’essence doit être toujours intacte. C’est encore assez funky! »

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JP m’apprend que la garderie du coin faisait un détour pour montrer l’endroit aux enfants, qui adoraient se perdre du regard dans les ornements. Un panier était d’ailleurs rempli d’objets pour leur offrir le bonheur de les accrocher eux-mêmes. Il se souvient d’un sentiment de communauté très inspirant. « Un projet parti de rien qui a vite dépassé la caricature d’une commune hippie ou d’un vieux weirdo accumulant la brocante. »

Le 3790 incarne une possibilité trop peu explorée de réappropriation citoyenne du territoire urbain, un clin d’oeil écologique et la preuve que l’on peut embellir sa vie et celles des autres avec les rien du quotidien.

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Confortablement assis sur un La-Z-Boy ayant vu défiler nombre de fessiers, Mackenzie m’apprend que les jours sont toutefois comptés pour le projet. Le 1er juin prochain, ce sera la fin. Le propriétaire de l’immeuble, qui a toujours été peu impliqué, a soudainement décidé qu’il reprenait l’appartement pour le retaper. Un cas de rénoviction comme on le voit partout en ce moment. « Il n’a pas fait le moindre effort pour lutter contre les souris au cours des dernières années et puis voilà qu’il faut se trouver un nouveau spot? », s’insurge Max.

Les colocs se sont déniché un appartement tout juste à côté, rue Clark, où ils espèrent perpétuer l’héritage psychédélique de la galerie à ciel ouvert surnommée Stinkies, en l’honneur du dépanneur à l’odeur questionnable qui y logeait dans les années 60. Le dep est ensuite devenu un café dans les années 80, puis une galerie d’art. Un bar est toujours situé au centre de l’appartement au découpage inhabituel.

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Max et Mackenzie déplorent cette nouvelle mentalité de commercialisation du logement, le pouvoir inégalitaire des propriétaires sur les locataires et cette gentrification rampante qui offre bien peu d’options à la marginalité.

« À part Montréal, il n’y avait nulle part ailleurs au pays où tu pouvais évoluer dans une scène alternative avec un salaire minimum. Vivre de son art sans être couvert de dettes ni inquiet de payer son loyer. C’est triste que ça change », juge Mackenzie, natif de l’Ontario.

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La ville oscillant vers l’inaccessibilité laisse un goût d’impuissance partagé par plusieurs Montréalais.es. « C’est un peu la mort d’un lifestyle. La contre-culture est complètement malmenée par la hausse des loyers », ajoute Max.

« Le Plateau et le Mile End ont longtemps été d’importants incubateurs de culture. Aujourd’hui, ils sont hors de prix pour ceux et celles qui lui ont donné sa couleur. C’est devenu comme Toronto, où l’expérience culturelle est nulle parce que tout le monde est trop occupé à rejoindre les deux bouts », critique Mackenzie.

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Dans cet appart à l’âme de liberté où les colocs ont abondé et tant d’histoires sont arrivées, devoir quitter est synonyme de tuer quelque chose d’unique. « Ça nous brise le cœur d’abandonner ce lieu qui deviendra aussi anonyme que la rue elle-même », conclut Mackenzie.

L’ambiance bohème de Montréal, qui a longtemps fait partie de l’identité de la ville et sa fierté, perd une autre initiative colorée, l’énième reflet d’un temps incertain, pour ne pas dire révolu.

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