Quand tes collègues ne te reconnaissent pas
Quand tes collègues ne te reconnaissent pas
« Comment tu travailles avec quelqu’un aussi longtemps, et tu ne reconnais pas ses traits? »
L’émotion est palpable quand Charline parle des moments où elle s’est fait prendre pour une autre de ses collègues noires au travail. Occasionnellement, elle passe d’un ton grave aux rires – « c’est un système de défense, je pense ».
En psychologie sociale, on appelle le fait de mélanger plusieurs personnes appartenant à un même groupe ethnique « l’effet d’homogénéisation de l’exogroupe », m’explique Richard Bourhis, un professeur au département de psychologie de l’UQÀM spécialisé en communication interculturelle, discrimination et relations ethniques.
Donc non, ce n’est pas un phénomène exclusif au milieu professionnel (ma collègue Malia a d’ailleurs déjà signé un texte percutant sur le sujet dans les pages d’URBANIA) – Charline, Solène et Pichu sont catégoriques : ça arrive partout, souvent (et c’est vexant). Mais quand tes propres collègues, auprès de qui tu fais valoir tes compétences professionnelles quotidiennement, ne te reconnaissent pas… « c’est particulièrement déshumanisant », affirme Pichu.
« T’es juste une couleur, un groupe »
Les trois femmes travaillent toutes dans un milieu à prédominance blanche et se font confondre avec une de leurs rares collègues appartenant au même groupe ethnique qu’elles fréquemment – et dans le cas de leurs trois témoignages, par des personnes avec qui elles collaborent fréquemment. « On fait le recrutement ensemble, de la coordination d’événements. Au moins une fois par semaine on se parle », illustre Charline.
C’est une expérience avec un de ses gestionnaires qui l’a marquée. Il avait une tâche à lui confier, et il se tourne vers une autre de ses collègues noires (devant Charline), convaincu de s’adresser à la bonne personne. « On se ressemble pas du tout. La seule chose qu’on a en commun c’est qu’on est noires et qu’on porte des lunettes », spécifie Charline. Sa réaction lorsqu’il croise son regard confus? Ignorer le malaise, ne rien dire.
« Je me suis juste dit que peut-être que pour lui, tous.te.s les noir.e.s se ressemblent », lance Charline, visiblement inconfortable.
L’expérience de Solène est similaire : c’est une gestionnaire qui voulait lui proposer de collaborer avec elle – qui a d’ailleurs maladroitement pris la peine de spécifier que c’est parce qu’elle avait exactement les compétences qu’elle recherchait – qui l’a confondue avec une autre de ses collègues asiatiques. « Cette même personne s’est mélangée entre nous deux deux fois. En plus, elle avait travaillé avec ma collègue asiatique pendant plusieurs mois sur un autre projet. »
Pas besoin de dire que Solène s’est sentie d’abord, confuse, puis rapidement, invisible.
« Je me sentais pas assez spéciale pour qu’on se rappelle de moi comme étant Solène. Je me sentais même un peu humiliée je dirais. Je suis juste une personne asiatique qui flotte dans le bureau. »
Bon, vous commencez à comprendre le scénario typique, je pense! Mais quand on a la malchance de croiser le chemin de gestionnaires qui n’apprennent pas de ces grosses maladresses et qui banalisent complètement ce réflexe … on devient usée, et malheureusement, habituée. « Je me suis fait mélanger avec mes collègues dans toutes les jobs que j’ai eu », précise Pichu. « J’ai eu une gestionnaire qui ne se forçait pas d’essayer d’apprendre nos noms. On était juste 4 personnes dans l’équipe en plus – encore plus propice à nous connaître en tant qu’individus. »
Une paresse cognitive
M. Bourhis m’explique que le phénomène est à la base des stéréotypes construits : « ça nous permet de faire l’économie de jugements complexes sur chacun des individus d’un groupe, mais au prix de les percevoir comme tous semblables, ayant les mêmes traits de caractère, incluant au faciès. »
Il précise que des personnes caucasiennes peuvent donc aussi se faire confondre entre elles par des personnes noires, par exemple.
Le professeur relate d’ailleurs que « quand les asiatiques ont connu les colonisateurs, ils les appelaient “les longs nez”. Ils voyaient juste des gros gros nez, de toutes sortes de formes terribles. »
Au-delà des impacts néfastes non-négligeables que ces amalgamations ont sur les membres d’un « exogroupe » qui se voit imposé un statut d’éternel outsider, ne pas reconnaître des individus peut être littéralement… dangereux. Le Washington Post a même déjà rapporté qu’une infirmière américaine qui a confondu deux médecins indo-américaines d’un hôpital de Minneapolis responsables de lui donner des directives, prodiguant ainsi les mauvais soins à un patient : une erreur qui aurait pu être fatale.
Fragilité blanche?
La bonne nouvelle, c’est que se débarrasser de ce réflexe cognitif, c’est tout à fait possible. Mais encore faut-il qu’on en parle lorsqu’il se manifeste – passer outre le malaise est peut-être la partie la plus difficile, surtout quand on en subit déjà l’humiliation.
« Il y avait une partie de moi qui y pensait à chaque fois que j’allais au travail. Mais je la corrigeais [sa gestionnaire] en rigolant. »
« Malgré que moi je sois mal à l’aise, j’ai surtout peur de mettre l’autre mal à l’aise. J’ai aussi peur de la réaction typique : “Ah, vous avez toujours quelque chose.” » explique Charline.
« On vit tellement de microagressions qu’on ne sait plus comment réagir. Je suis épuisée alors je dis rien. »
Même son de cloche du côté de Solène : « des fois, moi-même je suis mal à l’aise de rendre les autres mal à l’aise, alors j’en ai pas parlé. »
« Ayez des ami.e.s noir.e.s »
Pour M. Bourhis, c’est très clair qu’on peut faire mieux : « c’est une forme de paresse cognitive qui peut être travaillée grâce à une formation à la diversité et à l’équité en milieu de travail. »
Pour Charline, c’est un apprentissage qui va au-delà du cadre professionnel.
« Plus on s’expose à d’autres cultures, plus on comprend les différences. Ayez des ami.e.s noir.e.s, ça pourrait aider », poursuit-elle en pouffant de rire.
« Si ça vous arrive de mélanger des collègues au travail, je pense que c’est vraiment pas la fin du monde », soutient Solène. Mais « admettre son tort », explique Pichu, et offrir des excuses, c’est la moindre des choses. Elle ajoute que l’important, c’est de s’imposer « un moment d’introspection », parce que que même si notre cerveau peut emprunter ces raccourcis malgré nous, ce n’est pas une raison pour se déresponsabiliser de la déshumanisation qu’en subissent les personnes amalgamées.