Tout a commencé au début de la crise. Dans une ruelle près du bureau, une fillette expliquait à une autre, probablement sa soeur, comment enfiler ses rollerblades mauves. « Très 1995 comme scène » me suis-je dit, attendrie, mais pas du tout nostalgique de mes vieux K2 qui sèchent quelque part dans un débarras chez mes parents.
Puis, quelques jours plus tard, au détour d’une promenade dans Villeray, j’en ai vu un. Puis deux. PUIS TROIS. Trois gars adultes sans aucun autre point commun que la pratique du patin à roues alignées de plaisance, se déplaçant avec un degré d’agilité allant de « Charlie dans D2: The Mighty Ducks » à « J’aurais dû mettre un casque ». Passons sur le niveau de grâce de chacun : il est de notoriété publique que, chez le commun des mortels, «élégance» et «rollerblade» sont malheureusement incompatibles.
Cette virée dans le quartier m’a laissée perplexe. Moi qui étais convaincue que ce sport était mort et enterré aux côtés d’un Segway et d’une poignée de hoverboard, étais-je témoin du retour en force d’un artefact auquel j’avais fait mes adieux en même temps que le bogue de l’an 2000?
« Oui! J’en … vu plein … auss… » (« j’en ai vu plein moi aussi » en langage Zoom qui lag) m’ont également confié plusieurs collègues, ajoutant au décompte, quand j’ai discrètement tâté le pouls en réunion à distance.
Je ne croyais plus vivre ça de mon vivant. Et pourtant, on assiste en ce moment à un véritable boom dans le milieu de la roulette alignée.
COVID < Rollerblade
« C’est carrément la folie! » confirme Daniel L’Écuyer, copropriétaire des magasins Oberson, sans cacher avoir été pris par surprise par cette ferveur. « Bon an, mal an, on vend à peu près 2000 paires de rollerblades, surtout dans le junior. Cette année, en un seul mois, j’ai vendu en ligne le triple de ce que je vends en un été! » Même son de cloche au Sports Experts de Saint-Romuald, près de Québec « On sent vraiment un engouement! » renchérit Claude Poiré, vice-président aux opérations du Groupe Boucher Sports, propriétaire franchisé de l’établissement qui constate aussi un bond dans les ventes.
«Y a plein de monde qui en ont dans leur sous-sol, cette paire-là était pratiquement neuve et je l’ai eu pour 25$ sur Marketplace!»
Si on en croit Nick Jensen, des Capitals de Washington, l’enthousiasme est tel qu’on doit déjà faire face à des pénuries « They’re sold out », a-t-il affirmé en entrevue à ESPN après avoir tenté d’en acheter une paire pour un de ses coéquipiers. La situation n’est pas aussi dramatique de ce côté-ci de la frontière. N’empêche « Déjà, les stocks que j’avais prévus pour l’été sont pratiquement épuisés. J’ai repassé 2-3 commandes auprès de mes fournisseurs habituels et même leur inventaire commence à être épuisé. C’est rendu que je dois fouiller dans les inventaires aux États-Unis. » raconte M. L’Écuyer.
De son côté, Marilyn, une adepte rencontrée au parc Lafontaine après une promenade, ne semble pas s’inquiéter pour celles et ceux qui voudraient s’y (re)mettre « Y a plein de monde qui en ont dans leur sous-sol, cette paire-là était pratiquement neuve et je l’ai eu pour 25$ sur Marketplace! » me dit-elle en me montrant fièrement ses patins.
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Elle n’est manifestement pas la seule à se tourner vers l’usagé ou à jouer dans les boules à mites « On remarque aussi une hausse des ventes dans les accessoires. J’ai racheté des roues et des roulements à billes. Les gens ressortent leurs vieux patins et veulent des pièces pour remplacer celles qui étaient abimées. » complète M. L’Écuyer.
Plaisir contagieux
Probablement pour achever de me convaincre, tandis que j’étais au parc Lafontaine, j’ai sorti le chrono. En 10 minutes, sans efforts, j’ai croisé pas moins de cinq patineurs. CINQ. Ils ne font certes pas le poids en nombre devant les coureurs et les amateurs de vélo, mais se prennent certainement moins au sérieux. « Je suis tellement contente que tu m’arrêtes pour m’en parler, je pensais que c’était moi qui remettais ça à la mode » ajoute Marilyn en riant, finalement un peu déçue de ne pas être à l’origine de cette ferveur renouvelée. « On est un peuple qui patine sans arrêt l’hiver, pourquoi on ne patinerait pas aussi l’été. C’est tellement l’fun en plus et ça nous permet de bouger. »
«On est un peuple qui patine sans arrêt l’hiver, pourquoi on ne patinerait pas aussi l’été. C’est tellement l’fun en plus et ça nous permet de bouger.»
Une opinion que partagent d’ailleurs les plus grands. À Ovechkin, qui lui demandait comment garder la forme pendant la pandémie, Wayne Gretzky aurait répondu « Achète-toi des rollerblades ». Voilà un autre argument en faveur d’un sport qui fait si mal à regarder, sauf si on exclut le spectacle qu’offrait les X-Games jusqu’en 2005 et les quelques pros qui réussissent à garder leur dignité en roulant.
Un peu plus loin, toujours au parc, Amy file à vive allure près du lac. « Quand j’avais 13 ans, c’était vraiment pas cool de faire du rollerblade, y’avait juste les vieux qui faisaient ça. Là j’en fais dans le Vieux-Port, au canal Lachine ou ici au parc. Mais essaye pas d’en faire dans les rues du Plateau! Y’a beaucoup trop de trous, c’est dangereux » m’explique-t-elle, enjouée, en me montrant sa technique de freinage éprouvée : genoux pliés, corps penché par en avant, pieds en V. J’en profite pour prendre des notes, au cas où.
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« C’est sûr qu’il faut faire attention. Sur les pistes cyclables, on est les plus vulnérables. On ne peut pas arrêter brusquement comme un vélo. » ajoute Amy, membre avisée de cette nouvelle tribu avec laquelle nous serons de plus en plus appelés à partager les voies publiques. Probablement pour longtemps.
Une courbe qui ne va pas s’aplatir
En effet, selon Daniel L’Écuyer d’Oberson, cette soudaine popularité n’est pas près de s’essouffler. « Les sports d’équipe, on va oublier ça pour un petit bout, je crois, et la course à pied ce n’est pas fait pour tout le monde. Le patin à roues alignées, c’est un sport qu’on peut pratiquer en plein air, en famille, tout en respectant les mesures de distanciations sociales. » Et ce, d’un océan à l’autre : « J’ai reçu des commandes de l’Ontario et même de la Colombie-Britannique. Je ne vends pas là habituellement! »
Est-ce que ça met un petit peu de positif dans son quotidien d’entrepreneur? « C’est un petit baume sur toute cette crise-là. » tranche M. L’Écuyer.
À l’entendre, et à voir la joie dans laquelle tout le monde semble patiner, comme si on roulait sur un arc-en-ciel, je capitule. À quoi bon se draper dans le cynisme et l’ironie? Pourquoi refuser un bonheur simple?
Re-bienvenue dans le décor, rollerblade.