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« Vous ne posséderez rien et vous serez heureux. » Vraiment?
« Tout ce qui était un produit est devenu un service. »
– Ida Auken, parlementaire danoise, 12 novembre 2016
S’il vous arrive de patauger dans certains recoins de l’Internet, vous avez peut-être aperçu la phrase : « Vous ne posséderez rien et vous serez heureux » (ou sa version anglaise : You will own nothing and you will be happy). Supposément un aveu du plan mondialiste machiavélique du Forum économique mondial, cette phrase évoque un futur où les élites mondiales nous ont relégus à un état de pauvreté et de dépendance constante, sous le joug d’un lavage de cerveau constant.
Ce qui est dommage, c’est que l’hystérie suscitée par la circulation de cette phrase, prise hors contexte, éclipse ce qu’elle cherche vraiment à illustrer : un changement de paradigme économique subtil, mais profond, qu’on vit en ce moment.
Alors, remontons le fil.
La première association de cette phrase au Forum économique mondial remonte à une vidéo partagée sur Twitter (aussi appelé X) qui faisait la promotion d’un article écrit par la parlementaire danoise Ida Auken. L’article de Mme Auken n’est pas un manifeste d’intention globaliste, mais plutôt une réflexion sur un avenir où, essentiellement, l’achat de biens a été largement remplacé par des services de location.
Le phénomène ne relève pas seulement de l’utopie. Prenons ce qui pourrait en être l’exemple type : la location versus l’achat d’une maison. Dans les dernières décennies, nous sommes de plus en plus nombreux à opter (ou, devrais-je dire, à être contraints) à louer nos logements plutôt que de les acheter.
Mais les nouvelles technologies et l’automatisation permettent de pousser l’idée plus loin. Il y a 20 ans, on achetait notre musique, nos jeux vidéo, et nos films en copies physiques afin qu’ils nous appartiennent de manière définitive. Aujourd’hui, on passe plutôt par des services comme Spotify, Steam, et Netflix. Ces services permettent l’accès à d’immenses bibliothèques de contenu à des prix dérisoires, mais nous ne possédons rien de ce contenu (même les « achats » sur Steam ne sont qu’en fait des licences d’utilisation théoriquement révocables).
Et à en juger par la popularité de ces services, nous en sommes, en effet, très heureux.
On observe aussi ce phénomène ailleurs : il est de plus en plus commun de louer ses électroménagers, voire l’ensemble de ses meubles dans des appartements loués entièrement meublés. Phénomène autrefois réservé aux habits de soirée formels, la location de vêtements est aussi un modèle d’affaires en pleine expansion. Même plusieurs forfaits cellulaires viennent désormais avec des formes de financement d’appareils qui, en lisant attentivement les petits caractères, se révèlent n’être que des locations déguisées.
Si on se tourne vers l’avenir, le potentiel est encore plus grand. Pourquoi s’acheter une voiture quand un abonnement à un service d’auto peut faire apparaître en quelques secondes une voiture pilotée par l’intelligence artificielle?
Sans chauffeur à payer et avec un temps d’utilisation qui peut atteindre les 100 %, un voyage porte-à-porte sur demande pourrait coûter moins cher qu’un billet d’autobus (sauf, peut-être, aux heures de pointe où la demande explose, si on se fie au modèle Uber). À mesure que la technologie s’améliore, les exemples ne sont que limités par notre imagination.
Une bonne affaire?
Qu’est-ce que cette nouvelle réalité signifie pour nos portefeuilles? Au premier degré, le paradigme semble continuer de nous promettre plus de choix pour moins cher en mettant les économies d’échelle à l’avantage des individus. Même après les frais d’entretien additionnels, l’avantage économique d’une auto en service qui fait 40 déplacements par jour par rapport à une auto individuelle qui n’en fait peut-être que 2 ou 3 est énorme et une bonne partie passera aux usagers.
Mais, à plus long terme, l’écart risque de se creuser encore plus entre les propriétaires et les usagers qui ne sont propriétaires de rien.
Alors, en plus d’un changement de paradigme dans notre rapport aux produits devenus des services, il faudra aussi un changement de paradigme dans notre rapport à la propriété collective. Il faudra trouver d’autres moyens de penser la propriété des services qui étaient autrefois des produits. Acheter des actions dans les compagnies privées qui les offrent? Agir politiquement pour en faire des services publics qui appartiennent à tous? Ou, peut-être, instaurer un tout nouveau paradigme qu’on n’arrive pas encore à imaginer?
Encore une fois, le monde du logement nous donne peut-être un indice de l’avenir. Jadis une forme d’investissement marginal, de plus en plus de petits investisseurs – dont une part croissante de gens qui louent leur résidence principale – placent une part de leurs investissements dans des fiducies de placement immobilier, qui eux sont propriétaires de grands parcs d’immeubles et d’appartements. À défaut d’être propriétaire à 100 % d’un seul logement, il devient donc de plus en plus commun de devenir propriétaire d’une petite part d’un grand parc de logements.
Avec la montée des prix des maisons, est-ce qu’être propriétaire d’un dix-millième de 10 000 appartements équivaut à être propriétaire de son propre logement? On peut voir le même modèle de propriété collective se développer du côté des automobiles avec Uber qui fait son entrée en bourse, par exemple, et on peut imaginer qu’il se développera dans d’autres secteurs au fur et à mesure que les produits se convertissent en service.
Ce qu’il nous restera à faire, ce seront des choix politiques sur la division de la richesse créée par ces nouveaux paradigmes.
Peu importe notre choix, souhaitons-nous d’être heureux avec.