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Voler pour manger : est-ce vraiment un crime?
« J’avais tellement faim », me confie une femme qui préfère demeurer anonyme. Pour les fins de l’article, je l’appellerai Marie. « Je pensais juste à ça ».
Marie me parle du moment où elle a déposé trois sandwichs de la section prêt à manger d’une épicerie au creux de sa grosse sacoche. Elle s’est fait appréhender par un agent de sécurité qui l’a détenue dans un bureau jusqu’à l’arrivée des policiers.
À la fin du mois, les sous versés par l’aide sociale manquent, m’explique-t-elle. Il devient plus compliqué de se nourrir et de faire des choix intelligents. « Des fois, c’est comme si je perdais la moitié de mon QI. Il y a des ressources pour aider, mais elles sont loin… Alors, j’ai fait une connerie. »
Il y a quelques années, j’ai travaillé comme avocate à l’Aide juridique. J’y ai vu défiler plusieurs dossiers comme celui de Marie qui m’ont particulièrement touchée. Pour cet article, j’ai voulu les revisiter avec un regard différent de celui de la salle d’audience. J’ai donc contacté un organisme communautaire qui m’a mise en relation avec Marie.
Avant notre entretien, j’avais noté la définition de « crime » du Dictionnaire de droit québécois et canadien d’Hubert Reid, sur un post-it : « Comportement prohibé par le Parlement fédéral qui porte atteinte aux valeurs fondamentales de la société »[1]. Une fois devant Marie, je lui ai demandé ce qu’elle en pensait.
Payer pour survivre
Marie m’a répondu que voler est mal, qu’elle en est parfaitement consciente, mais qu’au moment des faits, il y avait quelque chose de bizarre à marcher devant tant d’abondance sans pouvoir y toucher. « Les rangées sont là, elles sont pleines. J’en ai besoin pour vivre, pis je peux juste regarder. Je me suis, comme, moins sentie humiliée en prenant la bouffe. »
Je lui ai demandé si, selon elle, voler de la nourriture était une façon de récupérer ce que le système lui refusait. « Peut-être, m’a-t-elle répondu, mais c’est pas correct pareil. C’est pas la faute de l’épicerie. »
Pour discuter de cet enjeu, j’ai contacté Léo Fugazza, un avocat criminaliste à la Cour municipale, et qui pratique désormais en appel. Ce dernier m’a dit qu’il ne compte plus le nombre de dossiers de vol à l’étalage à des fins de subsistance qu’il a vus depuis le début de sa carrière.
« Quand tu lis l’accusation “un vol, à savoir : deux sandwichs et un morceau de fromage”, tu sais de quoi il s’agit. »
Dans sa pratique devant la Cour municipale, la valeur des dossiers de ce genre oscillait entre 25 et 75 $.
« Dans une période post-pandémique de flambée des prix, quand le bien qui te coûtait trois fois moins cher avant reste toujours aussi essentiel à ta survie, mais que tes revenus n’ont pas augmenté, c’est normal que l’on constate une hausse des vols », ajoute-t-il.
Défense de nécessité
Au Canada, un vol de moins de 5 000 $ est une infraction hybride qui peut être poursuivie par procédure sommaire (maximum de 6 mois de détention) ou par acte criminel (maximum de 2 ans de détention).
Est-ce qu’une personne peut être acquittée si elle a volé pour subvenir à ses besoins? En 2011, la question a été soumise aux tribunaux italiens, dans le dossier d’un homme sans domicile fixe. Ce dernier était accusé d’avoir tenté de voler un morceau de fromage et des saucisses, le tout pour une valeur de quatre euros, dans un supermarché de Gênes. Il a été acquitté après qu’il ait été déterminé qu’il avait agi par nécessité de subvenir à ses besoins.
Toutefois, Me Fugazza mentionne qu’une défense de nécessité comme celle ayant été retenue par les tribunaux italiens ne serait pas possible ici. Les tribunaux canadiens reconnaissent cette défense pour des situations d’urgence, comme défoncer une fenêtre pour se mettre à l’abri d’une avalanche. Dans ce cas, l’accusé doit démontrer l’existence d’un danger immédiat, l’absence d’alternatives ou de solutions raisonnables et, finalement, il doit y avoir proportionnalité entre le mal infligé et le mal à éviter.
En résumé, le crime doit être à la hauteur du danger : on ne peut pas causer d’immenses dégâts pour éviter un petit problème.
« Dans le cas d’une personne qui n’a pas de limitations particulières, qui vole pour se nourrir, la Cour lui demandera pourquoi elle ne s’est tournée vers les banques alimentaires. Il sera très difficile pour une personne de se défendre en disant qu’elle était dans une situation d’urgence, sans alternatives », a-t-il précisé.
Selon Me Fugazza, il serait, très hypothétiquement, possible de préparer une défense pour prouver que les alternatives n’existent pas réellement. Qu’en raison de graves défaillances du système, les personnes en situation de précarité vivent, dans les faits, une urgence quotidienne due aux banques alimentaires trop éloignées, et le manque de moyens. Mais les tarifs d’aide juridique ne couvriraient pas le travail de l’avocate ou de l’avocat qui piloterait ce dossier. Il faudrait de très importantes ressources et des expertises complexes pour démontrer que les trous dans notre filet social ont éliminé les alternatives.
Le cercle vicieux du vol de subsistance
Il faut préciser qu’une situation comme celle de Marie n’entraîne pas toujours un casier judiciaire.
Quand une personne n’a pas d’antécédents, la poursuite a la discrétion de ne pas autoriser le dossier. Ainsi, les vols de subsistance peuvent se qualifier dans un programme de déjudiciarisation reconnaissant le contexte humain spécifique derrière certains crimes. Mais Me Fugazza me rappelle que les gens qui commettent ce genre de vol n’en sont souvent pas à leur premier. On constate alors un phénomène de portes tournantes : la personne vole, elle se retrouve éventuellement avec un dossier criminel, et donc, une difficulté d’employabilité qui la plonge encore plus dans la précarité. Puis, elle vole à nouveau.
Réprimer les symptômes, ignorer les causes
D’un côté, des personnes volent par nécessité. De l’autre, des commerces doivent absorber les pertes. En 2024, le vol à l’étalage a occasionné des pertes de 9 milliards de dollars pour les enseignes canadiennes. Ces pertes ne touchent pas uniquement les grandes entreprises qui ont déclaré des profits importants en contexte inflationniste. Les petites enseignes peinent à supporter les coûts engendrés par le vol de leur marchandise.
Cette double fragilité – celle des personnes qui volent et celle des petits commerces – met à nu les dysfonctionnements du capitalisme contemporain :
une grande partie de la population se retrouve exclue des bienfaits promis par le système.
Même dans les cas où il y a déjudiciarisation, l’approche du droit criminel fondée sur le contrôle social cache la véritable racine du problème : des inégalités croissantes qui poussent les plus démunis à commettre des actes désespérés pour subvenir à leurs besoins et de petits commerces qui peinent à en subir les contrecoups.
Face aux plaintes des épiceries, des mesures punitives plus strictes et une surveillance policière accrue ont été annoncées par les services policiers. Par la répression, la police essaie de mieux protéger les commerces.
Les mesures adaptées pour soutenir les personnes poussées à commettre des actes illégaux pour survivre se font, quant à elles, toujours attendre.
Comme c’est souvent le cas, une approche qui s’attaquerait aux causes structurelles du problème semble relever de l’utopie.
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