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Une semaine dans une garderie

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Ce texte est extrait du #31 spécial Bébés | présentement en kiosque

Je connais rien à rien des bébés. En tant que rédactrice en chef du magazine, le premier move que j’ai fait pour me familiariser avec le thème, c’est d’aller passer cinq jour à la pouponnière du CPE du Carrefour dans Centre-Sud. Voici mon journal de bord.

D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais eu vraiment le tour avec les bébés. La dernière fois que j’en ai tenu un vrai dans mes bras, c’était celui de mon boss, Philippe. C’était l’été, on était au chalet et j’étais assise, relaxe, sur le sofa.
– Veux-tu le prendre?
– Ok, ouin.

Je l’ai bercé, bercé, bercé, jusqu’à ce que je l’échappe… sur la table du salon. Je ne me souviens pas comment j’avais fait mon compte exactement… Tout ce que je sais, c’est que le kid a pleuré sa vie sur le tapis et que, depuis, mon boss me remet cette anecdote dans la face chaque fois que je prononce le mot « bébé ».

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En tournant sur la petite rue Provençale où se trouve le CPE du Carrefour, je me suis dit que mon stage comme éducatrice à la pouponnière serait un peu comme un test : si je m’en tirais bien avec 10 bébés sur les bras, j’allais peut-être être capable de faire une pas pire job quand ce serait le mien.

Jour 1
– C’tu correct comment j’t’habillée ?

Quand j’ai mis les pieds dans le bureau d’Isabelle, la directrice de l’établissement, c’est la seule question que j’avais le goût de lui poser. Je venais de passer une heure devant le miroir à travailler mon look de la parfaite éducatrice et, malgré tout, j’étais convaincue d’être à côté de la track.

Croyant bien faire, j’avais opté pour mon vieux t-shirt laid avec des motifs d’armée, mes pantalons noirs de style palazzo et mes gougounes Puma, usées à la corde. (J’avoue, j’avais quand même gardé une brassière en léopard, par souci de féminité.)

– À la poup’, les éducatrices portent un sarrau, dit Isabelle en me montrant du doigt un rack débordant de blouses blanches barbouillées aux gros feutres Crayola.

J’ai choisi celle qui avait le plus de style, avec des semblants de dinosaures mauves. Puis j’ai admiré le résultat dans le miroir : j’avais l’air d’un technicienne en laboratoire. C’est clair que si Jean Airoldi — M. Contravention de style en personne — m’avait pognée habillée de même, il m’aurait envoyée direct en prison.

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Après avoir accroché mon orgueil sur le rack à sarraus, je me suis lavé les mains de toutes mes forces, sous le regard approbateur d’Isabelle. J’ai frotté comme si ma vie en dépendait. Puis je les ai aspergées de Purel. Deux fois plutôt qu’une. Tout le monde sait que les garderies sont des vivariums à microbes : pas question que je pogne la gastro ou des cochonneries comme la cinquième maladie.

Isabelle m’a fait signe de la suivre à l’intérieur. Avant d’entrer, on a traversé, non pas une, mais deux barrières. Sécurité maximale dans cette aile de la garderie.

– Bon, ben, c’est ici la poup’!

L’endroit ressemblait à toutes les autres garderies que j’ai vues dans ma vie. Coloré, vivant, tapissé de bord en bord de stimulis. D’un côté se trouvait la cuisine avec une table et des petites chaises. De l’autre, une pièce fermée, remplie de lits. Le sol était recouvert de tatamis bleus, et les tatamis bleus, de jouets et d’enfants.
– C’est tellement calme!
– Oui, mais tu vas voir, c’est pas toujours comme ça…
– Ils ont quel âge au juste?
– Entre un et deux ans.

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Isabelle, enthousiaste, en profite pour me présenter chacun des bébés.

– Lui, c’est Enki.

Un bébé punk. Avec un mohawk, un chandail de tête de mort et une casquette avec un explosif comme sur les bouteilles de spray-net. Il est tellement cute… Je parie 20 piasses avec moi-même que je n’aurai aucune autorité sur lui.

Juste à côté, c’est Angela, une petite Haïtienne, belle comme dans les pubs de Huggies, avec une robe à fleurs plus appropriée pour l’église que pour la garderie. Son soulier est détaché, elle le tend vers moi.

– Tu veux j’te l’attache, c’est ça?

J’ai droit à un beau « pas de réponse ». Tant pis. Je me penche quand même pour refaire la boucle.

– Un petit merci, peut-être?

Nah.

– Lui, c’est Maël. Il va avoir deux ans en fin de semaine : c’est un grand garçon!

Chaque fois que j’ai entendu des parents parler de leur bébé de deux ans, c’était en ces termes aussi reluisants : « C’est le pire âge!!! » En le regardant grimper sur la table, je me suis dit que je devrai l’avoir bien à œil, ce beau petit gars…

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Isabelle enchaîne avec Tristan, le bébé avec les plus beaux yeux bleus de l’histoire des yeux bleus. Puis Alicia, qui ressemble à une véritable poupée avec ses cheveux bouclés. Plus hauts, assis dans des chaises hautes, les vrais bébés de la gang nous observent. J’ai nommé « Nathan et Lévi ».

En les regardant aller, tout gentils, tout silencieux, je me dis que ça va me faire du bien d’être ici, durant une semaine. Qu’être en contact avec des bébés, ça va me permettre de me reconnecter avec la vraie essence de la vie. Un peu comme des vacances, quoi.

Avant de partir, Isabelle m’introduit à mes nouvelles collègues de travail : Émilie et Maria.

– Ce sont des remplaçantes. Les vraies éducatrices vont être là demain.

Si les remplaçantes ont autant de contrôle sur les bébés que sur des étudiants du secondaire (lire : aucun), je peux déjà prédire une bataille générale et une grève de la sieste d’ici 16 h.

***

C’est après le départ d’Isabelle que débute mon vrai travail d’éducatrice. Émilie et Maria sont trop absorbées par leurs occupations quotidiennes pour me donner un training digne de ce nom. Ne sachant pas trop par où commencer, je décide de m’asseoir au milieu des bébés sur le tatami, en me disant que c’est le meilleur moyen d’établir un contact avec eux.

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J’y vais de mes meilleures pick-up lines : « Heille Angela, ça va mieux pour jouer avec des souliers attachés, hein? » ou « Comme ça c’est ta fête en fin de semaine, Maël? » ou encore « Veux-tu jouer aux pirates, Enki? »

D’habitude, j’ai quand même le tour pour me faire des amis. Là, y en a pas un qui me regarde, y en pas un qui me répond. Je me sens un peu comme Bruce Willis dans Le sixième sens : on dirait que je n’existe pas.

– C’est l’heure de mmmanger les aaaamis, lance Émilie.
– Déjà?

Sur la table, Maria dépose une lingette mouillée devant chacun des enfants, avant d’attacher leur bavette. Comme si ce n’était pas assez, elle leur enfile un sarrau par-dessus. Je lui donne un coup de main en me disant à quel point c’est ridicule d’habiller les bébés de même pour manger.

Une fois l’opération sarrau terminée, les éducatrices versent les bols de soupe aux enfants, avant de se servir à leur tour. Je fais la même chose et commence à manger, en silence, avec ma petite cuillère, sur ma petite chaise, qui peine à contenir mes (non, vraiment pas) petites fesses.

Après deux bouchées, je lève les yeux.

Il y a de la soupe partout. Mais vraiment partout.

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La table est un tapis de biscuits de soda, les sarraus bleus sont rendus rouge tomates et les enfants ont des Alfabits jusque dans le front.

Man, on dirait qu’il y a eu une food fight.

Émilie, d’un calme olympien, a attrapé une guénille et a commencé à tout essuyer. Ce petit bordel était loin de la déstabiliser.

***

Après le dîner, c’est l’heure de la sieste. Maria et Émilie endorment les bébés pour la sieste dans la petite chambre. Pendant ce temps, j’en profite pour ranger les jouets, une tâche qui répond parfaitement à mon champ de compétences transversales.

En fin d’après-midi, les bébés se réveillent et sortent de la chambre un après l’autre… Ils se frottent les yeux avec les mains et font des faces de lendemain de brosse. Ç’a pas l’air facile.

– T’as bien dormi, Enki?

Il me regarde comme s’il ne m’avait jamais vue de sa vie.

– Voyons, c’est moi, Catherine.

Toujours rien. Il continue son chemin comme si quelqu’un l’avait hypnotisé. Même chose du côté d’Angela. C’est fou qu’ils n’aient aucun souvenir, après TOUT ce qu’on a vécu…

***

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Vers 16 h, les premiers parents arrivent un à un pour venir récupérer leurs enfants. C’est signe que ma première journée d’éducatrice est terminée. Ça a passé tellement vite. Mine de rien, ça a été beaucoup plus relaxe qu’une journée au bureau.

Moi qui m’étais imaginé que ça allait être l’enfer autant d’enfants dans une même pièce, c’est tout le contraire. Je ne sais pas si c’est le contexte de la garderie ou la présence des autres éducatrices, mais je me suis sentie en contrôle toute la journée. Toutes les trois, ensemble, devant la trâlée d’enfants, on devient tellement fortes : il me semble qu’on pourrait affronter n’importe quelle situation…

Mardi : jour 2
À mon deuxième jour de travail, je me suis réveillée en retard. Trop pressée pour déjeuner ou attraper un café, je suis arrivée au CPE l’estomac dans les talons, en mode décaféiné.
En entrant, tous les enfants étaient assis autour de la table et mangeaient bruyamment un bol de Mini Wheats sans petit côté givré. Parmi eux, j’ai repéré immédiatement les deux éducatrices. D’abord Anne, une blonde avec des yeux bleus, qui a le mot « maternelle » d’écrit dans la face. Puis Johanne, une beauté naturelle, avec des cheveux qui descendent dans le bas du dos.
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En jasant avec elles de l’horaire de la journée, j’ai compris assez vite que j’avais affaire à de vraies éducatrices. Avec des poches de sarrau remplies de pédagogie et des programmes éducatifs plein la tête. Chacune des activité remplissait un mandat précis, chacun des jeux avait pour but de stimuler les enfants.
Ce matin, on allait jouer dehors avec des animaux, parce que le règne animal était à l’honneur à la pouponnière ce mois-ci.
Anne et Johanne ont sorti les jouets — triés sur le volet — sur la galerie. Moi, pendant ce temps-là, j’en ai profité pour mettre de la crème solaire, puis un chapeau à Alicia. Chaque fois que je plaçais sa casquette sur sa tête, elle la pitchait au bout de ses bras. Après cinq minutes, j’ai lâché prise : « Heille, si tu veux pas mettre ton chapeau, c’est ton problème. Tu vivras avec les conséquences de tes actes si tu pognes un coup de soleil. »
Johanne n’était pas du même avis que moi quand elle a vu Alicia sortir sur la galerie :
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– Non, non, non. Qu’est-ce que tu fais dehors sans ton chapeau? Alicia, choisis. Soit c’est toi qui le mets, soit c’est moi.
Alicia a mis sa casquette sur sa tête, sans même rouspéter. Je n’en croyais pas mes yeux.
– Crime, c’est quoi ton truc?
– Avec les enfants, il ne faut pas leur donner le choix de dire « non ». Faut que tu leur donnes impression que c’est eux qui décident.
– Comme avec mon boss, genre?
***
On joue sur la galerie avec les bébés. Angela s’amuse gentiment avec les blocs entre mes jambes, en me faisant de beaux grands sourires. Pendant ce temps, Maël profite de mon moment d’inattention pour lancer une balle à travers les barreaux du balcon, direct au premier étage.
Je suis la seule éducatrice à avoir été témoin de la scène. Trop paresseuse pour aller la chercher en bas, je décide d’utiliser ma technique pédagogique préférée : « ni vu, ni connu ».
Mais Maël recommence en garochant la casquette radioactive du pauvre Enki, qui part à pleurer. Je ne peux pas laisser passer celle-là :
– Maël, non!
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J’ai l’impression de chicaner mon chat quand il fait ses griffes sur mon beau sofa neuf.
Défiant, Maël me regarde en riant, attrape un râteau et le catapulte en bas. Je prends une grande respiration et décide d’essayer la technique de communication que m’a apprise ma directrice des ressources humaines au travail :
– Maël, y me semble que j’ai verbalisé plus tôt que je ne voulais pas que tu lances des affaires en bas? Comprends-tu le message que j’essaie de te transmettre?
Il récidive.
Au moment où j’évalue la possibilité d’utiliser la méthode spanking, Johanne intervient :
– Maël! Johanne n’est pas contente, là. Les jouets doivent rester par terre, pour les amis.
Il écoute, arrête, puis s’assoit dans un coin pour jouer avec un ballon du règne animal.
– Le truc, c’est d’utiliser une tournure positive. Si je lui dis de ne pas « lancer », il va juste retenir le mot « lancer » et il va recommencer. Ça lui envoie des doubles messages. Comme quand un enfant court, plutôt que de lui dire « arrête de courir », on va lui dire « marche ».
Sur ces belles paroles de pédagogue, allons dîner.
***
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À l’heure du lunch, j’ai réalisé que je n’avais toujours pas mangé, ni bu une goutte de l’avant-midi. Trop occupée à surveiller les bébés, je n’avais pas arrêté une seule minute.
Je me suis servi de l’eau et du poulet, puis me suis assise à côté de Lévi. Sur le tablier de sa chaise haute, j’ai déposé mon verre (qui a eu une durée de vie de 0.2 seconde), avant de commencer à le faire manger. Trente minutes plus tard, de retour à mon assiette, elle était froide. Et j’avais perdu l’appétit, à force de le voir recracher la sienne.
Quand les petits se sont dirigés vers la chambre pour la sieste, je baîllais, c’était même plus drôle. Je n’avais qu’une idée en tête : dormir. J’ai essayé de convaincre Enki d’échanger son oreiller contre mon biscuit, mais il n’a rien voulu savoir.
***
En fin d’après-midi, en attendant l’arrivée des parents, les éducatrices ont amené les enfants dans le petit parc avec les autres enfants de la garderie. Un petit gars qui avait une face de Jonathan s’est approché de moi.
– Tu t’appelles comment?
– Catherine.
– Qu’est-ce que tu fais ici?
– J’aide les éducatrices à la pouponnière.
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C’était la première fois en deux jours que j’avais une conversation bidirectionnelle. Ça m’a fait tellement plaisir qu’il m’adresse la parole que j’ai eu envie de lui sauter dans les bras.
***
De retour à la maison, j’étais complètement brûlée. Je n’avais toujours rien mangé de la journée.
Je me suis regardée dans le miroir : c’était terrible. J’avais pas de style, ma coiffure n’avait pas rapport, je sentais le petit canard à la patte cassée et j’avais oublié de me maquiller.
À force de prendre soin des autres, je commençais à oublier de prendre soin de moi.
À défaut de me préparer ma fameuse tasse de café, pour faire passer la pilule, j’ai enfilé deux dirty martini. Extra-forts.
Mercredi – jour 3
Angela m’a sauté dans les bras à mon arrivée à la poup’. Enki et Maël m’ont fait de beaux grands sourires. Pour la première fois, j’ai eu le feeling qu’ils me reconnaissaient, qu’ils avaient l’air heureux de me voir. Mine de rien, je commençais à m’attacher à ces petites bêtes-là. J’avais de plus en plus hâte de les voir chaque matin.
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Aujourd’hui, les éducatrices avaient programmé une saucette à la pataugeoire du CPE. Non, il n’y avait rien de pédagogique là-dedans : il faisait juste vraiment chaud.
Enki a couru sur le bord de la piscine. Je lui ai dit de « marcher » et il a fini par m’écouter. Tristan a arrosé mon chandail blanc : j’ai eu droit à un beau wet t-shirt. Yé.
Tranquillement mais sûrement, je commençais à avoir le tour avec les bébés. J’étais tellement confiante que, à mon retour du lunch, j’ai annoncé à Anne que j’étais prête à changer une couche.
– Maaaaaaaaël, viens voir Catherine, elle va changer ta couche, là.
– …
– Vas-tu être correcte?
– Ben oui!
C’est lorsque je me suis retrouvée seule devant la table à langer avec Maël que j’ai réalisé que je n’avais jamais changé de couche de ma vie.
Je regardais Maël, sa couche pleine, la couche propre, la lingette, puis Maël encore. Mais par où commencer? Paniquée :
– Anne? An-ne! ANNEEEUUUHHH!!! Peux-tu venir ici steplaît? J’avoue, j’ai jamais fait ça.
– Commence par ouvrir la couche.
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Je m’exécute et repère immédiatement le caca, là, entre ses jambes. C’est la chose la plus dégueulasse que j’ai vue de ma vie, ex aequo avec mon vomi la fois où j’ai mangé des coquilles Saint-Jacques juste avant de virer une brosse en secondaire 3.
Et là, on parle même pas de l’odeur.
– D’habitude, Maël fait des gros cacas. Là, est-ce qu’il y en a un peu ou beaucoup? me demande Anne.
– BEAUCOUP!
En vérité, je n’en ai aucune idée, parce que je n’ai aucun objet de comparaison. Anne me suggère de lever les jambes de Maël dans les airs pour m’aider à retirer la couche sous ses fesses.
– Maintenant, faut que tu essuies le caca.
Non, non, non. J’ai envie de vomir dessus. Pour me retenir, j’essaie de penser à quelque chose de réconfortant : Daniel Vézina qui prépare un sabayon dans Les Chefs, tiens.
Le caca veut pas décoller. Je frotte encore plus fort. J’ai l’impression de récurer une tôle collée avec de la pâte à biscuits à moitié cuite. Je capote.
– Toi, ça te dérange pas, le caca?
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– Ben non! J’en change des dizaines par jour. Tu vas voir, après un certain temps, on sent pu rien…
Anne me tend la poubelle pour jeter la couche en question.
– La mère de Maël veut qu’on utilise des couches jetables, mais y a des parents qui préfèrent les couches lavables.
– Qu’est-ce que vous faites dans ce temps-là?
– On les met dans un sac en plastique et ils les récupèrent à la fin de la journée.
(Sabayon, sabayon, sabayon.)
Pour me débarrasser, je mets la couche propre en deux temps trois mouvement. En me frottant les mains comme si j’étais sur le point d’attraper la lèpre, je demande :
– C’est pas l’heure de la sieste? Tu veux pas que je t’aide à les coucher à la place?
***
Anne et moi, on a placé les plus petits dans les landaus. Les plus vieux, eux, se sont installés tout seuls comme des grands, sur les tapis de sol. Ils ont attrapé leur doudou et ont fermé les yeux.
Pour les endormir, Anne, de sa voix d’ange, a commencé à chanter une berceuse que je n’avais jamais entendue de ma vie. Puisque je ne connaissais pas les paroles, je l’ai suivie en faisant les backvocals tant bien que mal, mais surtout mal.
– Tou-douuuu…. Taaaa… Mmmm…. La…..
J’avais l’air de la fille au karaoke qui réalise une fois sur scène que la toune qu’elle a choisie, ben finalement, elle la connaît pas tant que ça.
Anne a commencé à flatter les cheveux des enfants. Elle avait tellement le tour! Comme par magie, cinq minutes plus tard, tous les kids dormaient. Le dossier dodo était clos.
***
Au retour de la sieste, j’en ai profité pour recharger mes batteries. J’ai lu une histoire à Enki et Maël, puis j’ai joué aux poupées avec Alicia. Pendant une grosse heure, j’ai lancé le ballon à Lévi. Chaque fois qu’il l’attrapait, il riait aux éclats. Un moment de pur bonheur qui a fait sonner mon horloge biologique big time. Pendant ce temps, Anne et Johanne jouaient avec les autres : pour elles, c’était bien important que chaque enfant passe un moment de qualité avec elle tous les jours. Ainsi, elles pouvaient observer leur développement et en faire part aux parents s’il y avait des retards.
***
Une fois à la maison, après ma journée de travail, je n’avais qu’une seule idée en tête : jeter mon stérilet aux poubellex et faire des bébés.
Moi, à mon chum qui travaille dans le garage :
– Tsé, toi, les bébés…
– Plus tard.
– Ouais, mais…
– Non.
Ce dossier-là aussi était clos.
Jour 4
Hier soir, c’était le lancement du dernier numéro d’Urbania. Et comme à tous les lancements d’Urbania, j’ai bu. Beaucoup.
Pire. Idée. De l’histoire des idées.
Je l’ai compris dès l’instant où j’ai mis le pied à la pouponnière.
Tout me tapait sur les nerfs : les stimulis, les couleurs, les sons des jouets à batterie, les klaxons des camions et oui, j’avoue, les bébés. Chaque fois qu’il y en a un qui pleurait, j’avais l’impression que quelqu’un avait déclenché le détecteur de fumée.
Tu peux juste pas arriver lendemain de veille quand t’es éducatrice. Ça se fait pas. C’est comme un chauffeur de camion qui conduirait un camion saoul ou un exterminateur qui arriverait avec des coquerelles dans ses poches. C’est pas compatible.
Heureusement, aujourd’hui, au programme, Anne et Johanne avait prévu de la pâte à modeler, ce qui correspondait exactement à l’état de mon cerveau. On s’est assis avec les petits et on a joué à mélanger de la pâte à modeler rouge, bleu et verte, qui est rapidement devenue de la pâte à modeler brune.
Sur la table, il y avait des dizaines d’accessoires pour couper, rouler, compresser et écrapoutir la pâte à modeler. Dès qu’un des enfants en prenait un dans ses mains, un autre venait lui voler. Et, immanquablement, il partait à pleurer. Johanne répétait calmement :
– Angela, ce rouleau-là, il n’est pas à toi. Il est à Enki. Tiens, amuse-toi avec celui-là.
Elle répétait et répétait, puis répétait encore la même chose. À un point tel que je me suis demandé quel était le plaisir d’être éducatrice à la pouponnière. Je cherchais le fun.
– Moi, je préfère les petits, m’a répondu Johanne qui y travaille depuis 10 ans. Tout est à faire, tout est à leur apprendre. Ils s’émerveillent! Tu les vois évoluer au quotidien. Quand ils sont plus vieux, ils prennent des mauvais plis, ils deviennent un peu plus manipulateurs… Si un enfant se fait voler un jouet par un ami, par exemple, il va lui dire qu’il n’est plus invité à sa fête. J’aime pas cette dynamique-là.
***
Fouille-moi pourquoi, au dîner, les bébés ne voulaient pas manger. Ça se chicanait, ça se tirait les cheveux, ça jetait sa casquette au bout de ses bras. On n’avait pu vraiment le contrôle et, moi, je pensais juste à manger une grosse poutine à la Belle Province pour soulager mon lendemain de veille.
Même chose au moment de la sieste. Tristan ne voulait rien savoir de dormir. Il a crié à tue-tête pendant une heure (étonnamment, sans réveiller les autres).
Johanne l’a enveloppé dans une couverture, comme une petite momie — une technique amérindienne, paraît-il. Et elle a réussi à lui calmer les nerfs.
Disons qu’on était loin de la belle ambiance calme digne de salon de massothérapie du lundi matin.
***
Jour 5
Au lever, je me sentais toute drôle. Ça me faisait de quoi de savoir que je ne reverrais plus les tout-petits.
Pour ma dernière journée, Anne m’a proposé d’aller faire un tour de «poupon-bus» avec les enfants. Ça, c’est comme un gros carosse, mais qui peut contenir une demi-douzaine d’enfants.
– Tu vas voir, par exemple, c’est dur pour le dos.
Pendant une grosse heure, on s’est promenés aux alentours du CPE, dans les rues d’Hochelaga-Maisonneuve. Il faisait beau, les bébés étaient de bonne humeur.
– As-tu trop de soleil, Angela?
– …
– Angela, choisis. Tu mets ton chapeau ou je te le mets.
À mon grand étonnement, je commençais à parler comme une éducatrice : plus lentement, en séparant chacune des syllabes pour être certaine que les enfants comprennent bien ce que j’essaie de leur dire. Je me tourne vers Anne :? – Toi, quand t’arrives à la maison, parles-tu toujours comme ça?
– Comme quoi?
– Ben, lentement… comme une éducatrice.
– Je parle pas comme une éducatrice, c’est ma vraie façon de parler.
– Oups.
Après la ride de poupon-bus, j’avais les bras morts. Sans parler de mes mollets qui m’élançaient.
On a sorti les bébés et on les a installés sur le gazon pour pique-niquer. Malheureusement, ce midi-là, je devais partir plus tôt, parce que j’avais une réunion importante au travail en après-midi.
En plein milieu du repas, je me suis levée. J’ai remercié Anne et Johanne pour la belle semaine et j’ai fait un signe d’au revoir aux bébés : Maël, Enki, Tristan, Alicia, Angela et Lévi.
Je les regardais, là, assis en rond, la face beurrée de trempette et les mains pleines de sable et, honnêtement, j’avais le goût de tout sauf de m’en aller.
Je m’étais vraiment attachée à eux.
J’ai passé la clôture du CPE le Carrefour en me disant que je ne les reverrais jamais et que, si je les revoyais, ils ne se souviendraient jamais de moi, parce que, anyway, ils vont tous m’avoir oublié dans 10 minutes.
Mais, heureusement, pas moi. Grâce à eux, j’avais réalisé que j’étais plus apte à avoir des enfants que je le pensais. Non, je n’étais pas prête mentalement à changer des couches, mais merci à Anne et Johanne, j’avais quelques trucs de plus dans mon baluchon de vie.
***
Le lendemain matin, je feelais toujours tout croche. Au réveil, je suis allée aux toilettes.
C’est là que j’ai réalisé que, à leur manière, les enfants m’avaient laissé un beau cadeau…
Une gastro!