Ce texte est extrait du #31 spécial Bébés | présentement en kiosque
Je connais rien à rien des bébés. En tant que rédactrice en chef du magazine, le premier move que j’ai fait pour me familiariser avec le thème, c’est d’aller passer cinq jour à la pouponnière du CPE du Carrefour dans Centre-Sud. Voici mon journal de bord.
D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais eu vraiment le tour avec les bébés. La dernière fois que j’en ai tenu un vrai dans mes bras, c’était celui de mon boss, Philippe. C’était l’été, on était au chalet et j’étais assise, relaxe, sur le sofa.
– Veux-tu le prendre?
– Ok, ouin.
Je l’ai bercé, bercé, bercé, jusqu’à ce que je l’échappe… sur la table du salon. Je ne me souviens pas comment j’avais fait mon compte exactement… Tout ce que je sais, c’est que le kid a pleuré sa vie sur le tapis et que, depuis, mon boss me remet cette anecdote dans la face chaque fois que je prononce le mot « bébé ».
En tournant sur la petite rue Provençale où se trouve le CPE du Carrefour, je me suis dit que mon stage comme éducatrice à la pouponnière serait un peu comme un test : si je m’en tirais bien avec 10 bébés sur les bras, j’allais peut-être être capable de faire une pas pire job quand ce serait le mien.
Jour 1
– C’tu correct comment j’t’habillée ?
Quand j’ai mis les pieds dans le bureau d’Isabelle, la directrice de l’établissement, c’est la seule question que j’avais le goût de lui poser. Je venais de passer une heure devant le miroir à travailler mon look de la parfaite éducatrice et, malgré tout, j’étais convaincue d’être à côté de la track.
Croyant bien faire, j’avais opté pour mon vieux t-shirt laid avec des motifs d’armée, mes pantalons noirs de style palazzo et mes gougounes Puma, usées à la corde. (J’avoue, j’avais quand même gardé une brassière en léopard, par souci de féminité.)
– À la poup’, les éducatrices portent un sarrau, dit Isabelle en me montrant du doigt un rack débordant de blouses blanches barbouillées aux gros feutres Crayola.
J’ai choisi celle qui avait le plus de style, avec des semblants de dinosaures mauves. Puis j’ai admiré le résultat dans le miroir : j’avais l’air d’un technicienne en laboratoire. C’est clair que si Jean Airoldi — M. Contravention de style en personne — m’avait pognée habillée de même, il m’aurait envoyée direct en prison.
Après avoir accroché mon orgueil sur le rack à sarraus, je me suis lavé les mains de toutes mes forces, sous le regard approbateur d’Isabelle. J’ai frotté comme si ma vie en dépendait. Puis je les ai aspergées de Purel. Deux fois plutôt qu’une. Tout le monde sait que les garderies sont des vivariums à microbes : pas question que je pogne la gastro ou des cochonneries comme la cinquième maladie.
Isabelle m’a fait signe de la suivre à l’intérieur. Avant d’entrer, on a traversé, non pas une, mais deux barrières. Sécurité maximale dans cette aile de la garderie.
– Bon, ben, c’est ici la poup’!
L’endroit ressemblait à toutes les autres garderies que j’ai vues dans ma vie. Coloré, vivant, tapissé de bord en bord de stimulis. D’un côté se trouvait la cuisine avec une table et des petites chaises. De l’autre, une pièce fermée, remplie de lits. Le sol était recouvert de tatamis bleus, et les tatamis bleus, de jouets et d’enfants.
– C’est tellement calme!
– Oui, mais tu vas voir, c’est pas toujours comme ça…
– Ils ont quel âge au juste?
– Entre un et deux ans.
Isabelle, enthousiaste, en profite pour me présenter chacun des bébés.
– Lui, c’est Enki.
Un bébé punk. Avec un mohawk, un chandail de tête de mort et une casquette avec un explosif comme sur les bouteilles de spray-net. Il est tellement cute… Je parie 20 piasses avec moi-même que je n’aurai aucune autorité sur lui.
Juste à côté, c’est Angela, une petite Haïtienne, belle comme dans les pubs de Huggies, avec une robe à fleurs plus appropriée pour l’église que pour la garderie. Son soulier est détaché, elle le tend vers moi.
– Tu veux j’te l’attache, c’est ça?
J’ai droit à un beau « pas de réponse ». Tant pis. Je me penche quand même pour refaire la boucle.
– Un petit merci, peut-être?
Nah.
– Lui, c’est Maël. Il va avoir deux ans en fin de semaine : c’est un grand garçon!
Chaque fois que j’ai entendu des parents parler de leur bébé de deux ans, c’était en ces termes aussi reluisants : « C’est le pire âge!!! » En le regardant grimper sur la table, je me suis dit que je devrai l’avoir bien à œil, ce beau petit gars…
Isabelle enchaîne avec Tristan, le bébé avec les plus beaux yeux bleus de l’histoire des yeux bleus. Puis Alicia, qui ressemble à une véritable poupée avec ses cheveux bouclés. Plus hauts, assis dans des chaises hautes, les vrais bébés de la gang nous observent. J’ai nommé « Nathan et Lévi ».
En les regardant aller, tout gentils, tout silencieux, je me dis que ça va me faire du bien d’être ici, durant une semaine. Qu’être en contact avec des bébés, ça va me permettre de me reconnecter avec la vraie essence de la vie. Un peu comme des vacances, quoi.
Avant de partir, Isabelle m’introduit à mes nouvelles collègues de travail : Émilie et Maria.
– Ce sont des remplaçantes. Les vraies éducatrices vont être là demain.
Si les remplaçantes ont autant de contrôle sur les bébés que sur des étudiants du secondaire (lire : aucun), je peux déjà prédire une bataille générale et une grève de la sieste d’ici 16 h.
***
C’est après le départ d’Isabelle que débute mon vrai travail d’éducatrice. Émilie et Maria sont trop absorbées par leurs occupations quotidiennes pour me donner un training digne de ce nom. Ne sachant pas trop par où commencer, je décide de m’asseoir au milieu des bébés sur le tatami, en me disant que c’est le meilleur moyen d’établir un contact avec eux.
J’y vais de mes meilleures pick-up lines : « Heille Angela, ça va mieux pour jouer avec des souliers attachés, hein? » ou « Comme ça c’est ta fête en fin de semaine, Maël? » ou encore « Veux-tu jouer aux pirates, Enki? »
D’habitude, j’ai quand même le tour pour me faire des amis. Là, y en a pas un qui me regarde, y en pas un qui me répond. Je me sens un peu comme Bruce Willis dans Le sixième sens : on dirait que je n’existe pas.
– C’est l’heure de mmmanger les aaaamis, lance Émilie.
– Déjà?
Sur la table, Maria dépose une lingette mouillée devant chacun des enfants, avant d’attacher leur bavette. Comme si ce n’était pas assez, elle leur enfile un sarrau par-dessus. Je lui donne un coup de main en me disant à quel point c’est ridicule d’habiller les bébés de même pour manger.
Une fois l’opération sarrau terminée, les éducatrices versent les bols de soupe aux enfants, avant de se servir à leur tour. Je fais la même chose et commence à manger, en silence, avec ma petite cuillère, sur ma petite chaise, qui peine à contenir mes (non, vraiment pas) petites fesses.
Après deux bouchées, je lève les yeux.
Il y a de la soupe partout. Mais vraiment partout.
La table est un tapis de biscuits de soda, les sarraus bleus sont rendus rouge tomates et les enfants ont des Alfabits jusque dans le front.
Man, on dirait qu’il y a eu une food fight.
Émilie, d’un calme olympien, a attrapé une guénille et a commencé à tout essuyer. Ce petit bordel était loin de la déstabiliser.
***
Après le dîner, c’est l’heure de la sieste. Maria et Émilie endorment les bébés pour la sieste dans la petite chambre. Pendant ce temps, j’en profite pour ranger les jouets, une tâche qui répond parfaitement à mon champ de compétences transversales.
En fin d’après-midi, les bébés se réveillent et sortent de la chambre un après l’autre… Ils se frottent les yeux avec les mains et font des faces de lendemain de brosse. Ç’a pas l’air facile.
– T’as bien dormi, Enki?
Il me regarde comme s’il ne m’avait jamais vue de sa vie.
– Voyons, c’est moi, Catherine.
Toujours rien. Il continue son chemin comme si quelqu’un l’avait hypnotisé. Même chose du côté d’Angela. C’est fou qu’ils n’aient aucun souvenir, après TOUT ce qu’on a vécu…
***
Vers 16 h, les premiers parents arrivent un à un pour venir récupérer leurs enfants. C’est signe que ma première journée d’éducatrice est terminée. Ça a passé tellement vite. Mine de rien, ça a été beaucoup plus relaxe qu’une journée au bureau.
Moi qui m’étais imaginé que ça allait être l’enfer autant d’enfants dans une même pièce, c’est tout le contraire. Je ne sais pas si c’est le contexte de la garderie ou la présence des autres éducatrices, mais je me suis sentie en contrôle toute la journée. Toutes les trois, ensemble, devant la trâlée d’enfants, on devient tellement fortes : il me semble qu’on pourrait affronter n’importe quelle situation…