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Une millionnaire demande à être davantage taxée. Oui, vous avez bien lu.
« I’m the 1%. Tax me. » C’est le titre de la vidéo qui a attiré mon attention. J’écoute attentivement – un peu sceptique, tout de même – le propos d’une femme qui ne dégage étrangement pas le snobisme qui caractérise habituellement celles et ceux qu’on aime détester : les « riches ».
Le message de Claire est simple : beaucoup de problèmes auxquels on fait face peuvent être adressés – tombez pas en bas de votre chaise – par une redistribution plus équitable de la richesse (écris-je en traçant un arc-en-ciel invisible dans les airs), ce qui passe, entre autres choses, par une plus grande justice fiscale (lire ici : taxer les fortunes des ultra-riches).
Sur fond de crises écologiques, économiques et sociales qui se succèdent, son discours a de quoi momentanément apaiser une anxiété latente à laquelle je me suis habituée – ou plutôt résignée, comme plusieurs jeunes de ma génération. Réflexion que je juge rapidement un peu naïve et rose bonbon, et à laquelle succède la question : « Un instant… est-ce trop beau pour être vrai? »
Gagner à la loterie de la vie
Si vous l’aviez croisée dans la rue, vous n’auriez jamais pensé tout bas : « elle doit être millionnaire, celle-là ». Coiffée de mèches roses, vêtue de vêtements et d’accessoires dont je ne peux déceler la marque, Claire ne correspond pas au stéréotype.
« La compagnie de mon père a commencé à avoir beaucoup de succès dans les années 1990, quand j’étais au secondaire. On avait pas un train de vie démesuré, mais je pense qu’il y a des gens autour de moi qui en parlaient. » Bien qu’elle soit méconnue du grand public, la compagnie Matrox est aujourd’hui devenue un géant dans le monde des hautes technologies. C’est quand sa famille enchaîne les dons philanthropiques importants que Claire prend la pleine mesure de sa fortune familiale.
Selon les données du Global Wealth Report de 2021, il y aurait environ 2,3 millions de millionnaires au Canada (ce qui représente 6 % de la population) – une augmentation de 430 000 millionnaires par rapport à 2020. Après les États-Unis et le Japon, le Canada serait le pays où le nombre de millionnaires augmente le plus vite. Et le patrimoine de ce (pas si) petit groupe privilégié auquel Claire appartient ne fait qu’accroître à une vitesse fulgurante, d’année en année.
« Lors de la pandémie, les plus riches ont vraiment augmenté leur richesse de façon importante au Canada. Beaucoup plus que le reste de la population. »
Effectivement, un rapport d’Oxfam a révélé que depuis 2020, environ les deux tiers de toutes les nouvelles richesses mondiales ont été captés par les 1 % les plus riches, ce qui représente près de deux fois plus que la part des 99 % plus pauvres.
« Il y a personne qui va pleurer pour moi, ça c’est sûr », lance Claire entre deux rires nerveux qui trahissent un certain inconfort. Sans être rongée par la culpabilité, l’activiste voit tout de même son engagement envers la justice fiscale comme un devoir. « J’ai commencé à réaliser qu’il fallait que je commence à m’engager dans ces enjeux-là – que j’avais une responsabilité d’agir sur la place publique. »
Forcer la main des riches
Depuis plus d’une dizaine d’années, Claire soutient les activités de nombreux organismes de bienfaisance, dont la Fondation familiale Trottier, une organisation philanthropique établie en 2000 par ses parents. Leur mission est vaste et vise à offrir des aides aux milieux des sciences, de l’environnement, de la santé et de l’éducation.
Claire co-signe également, depuis 2018 et avec plusieurs centaines de millionnaires et milliardaires dans le monde, un plaidoyer pour la taxation des ultra riches. Celui-ci est adressé aux dirigeant.e.s politiques qui se rassemblent annuellement dans le cadre du Forum économique mondial de Davos.
Le groupe canadien nommé Ressources en mouvement et formé de jeunes fortuné.e.s qui œuvrent à la redistribution de la richesse bénéficie aussi de son soutien. Vous serez peut-être, vous aussi, envahis par un sentiment étrange – un mélange d’incompréhension et de frustration – à l’écoute de leur vidéo promotionnelle qui présente une suite de témoignages de jeunes privilégié.e.s qui exigent plus de justice fiscale.
« Mais… allez-y! Redonnez, bons samaritain.e.s! Pas besoin de demander la permission », me dis-je. Mais ce n’est pas si simple; la philanthropie ne suffit pas.
« On ne peut pas attendre la bonté volontaire d’une poignée de personnes riches », soutient Claire.
La millionnaire est d’avis que la distribution de la richesse doit non seulement être obligatoire, mais surtout soumise aux mécanismes démocratiques afin d’être investie selon les priorités établies par les gouvernements. « Pourquoi est-ce que moi j’aurais plus de voix sur comment l’argent est dirigé que toi? », me demande-t-elle.
Effectivement, plusieurs estiment que certains groupes d’ultra riches utilisent la philanthropie pour accroître leur pouvoir et leur influence tout en bénéficiant d’avantages fiscaux substantiels, comme des crédits d’impôt généreux. S’investir en philanthropie peut ainsi être une façon d’influencer les agendas politiques pour servir ses intérêts. Cela soulève des préoccupations quant à la manipulation du discours public et à la perpétuation des inégalités : des enjeux dont Claire est bien consciente.
« Moi je travaille en philanthropie, j’espère que je prends les bonnes décisions. Mais on habite dans une démocratie. Il y a un paquet de crises importantes. […] Il faut que les gouvernements agissent et ils ont besoin d’argent pour le faire. »
Bref, miser sur la philanthropie, c’est fermer les yeux sur des problèmes structurels plus importants qui nécessitent une action politique et sociale. « Il faut une solution systémique », précise la millionnaire.
Taxer les revenus la richesse
Et cette solution passerait par une refonte de notre système de taxe, qui se concentre actuellement sur les revenus gagnés, plutôt que sur la valeur nette des actifs détenus. Claire a pu apprécier l’ampleur des failles de notre modèle de taxation actuel qui crée « une accumulation de richesse entre les mains des personnes qui sont déjà riches », lorsque son statut d’emploi a changé. Je vous explique.
Claire consacre aujourd’hui tout son temps à la militance – elle n’est donc pas salariée comme ses activités sont bénévoles. Elle vit sur les gains en capitaux que génèrent ses investissements (comme quoi c’est avec de l’argent qu’on fait de l’argent).
Mais ça n’a pas toujours été le cas. Il fut un temps où Claire travaillait à l’Université McGill, comme professeure au Département de microbiologie et d’immunologie. « Je gagnais à peu près 90 000$ par année, pour être transparente. » Eh bien imaginez-vous qu’arrêter de travailler a été avantageux pour elle, sur le plan fiscal, comme les gains en capitaux sont moins imposés que les revenus.
« Je paie moins de taxes aujourd’hui que j’en payais avant. »
D’où la pertinence de la taxe sur la richesse accumulée ; celle qui s’attarde à la valeur nette des actifs financiers, immobiliers et professionnels. La France et la Norvège ont mis sur pied une taxe de la sorte, permettant de prélever des impôts additionnels auprès des contribuables dont la valeur du patrimoine dépasse un certain seuil. En France, ce sont les individus dont le patrimoine immobilier surpasse l’équivalent de 1,9 millions de dollars canadiens, alors qu’en Norvège, ce seuil est établi à l’équivalent de 2,5 millions de dollars canadiens.
À l’échelle mondiale, Oxfam a révélé en début d’année qu’« un impôt allant jusqu’à 5 % sur les multimillionnaires et les milliardaires du monde entier pourrait rapporter 1700 milliards de dollars par an, soit une somme suffisante pour sortir 2 milliards de personnes de la pauvreté. »
Plus près de nous, Québec Solidaire proposait, lors des élections provinciales de 2022, une taxe progressive d’entre 0,1% et 1,5% sur les grandes fortunes : celles des Québécois.e.s ayant plus d’un million de dollars d’actifs nets – ce qui ne représente, par ailleurs, qu’environ 5% de la population. Le parti a aussi fait valoir une taxe de 35% sur les grandes successions, soit celles qui dépassent, encore une fois, le million de dollars. Des propositions qui auraient permis de récolter 2,65 milliards de dollars à l’échelle provinciale.
Ahurissant, n’est-ce pas? D’autant plus que Claire plaide qu’« une taxe sur la richesse n’aurait aucun impact sur [sa] vie, ni sur la vie des autres personnes riches. » Une goutte d’eau dans l’océan.
Un statu quo insoutenable
« Je pense qu’il y a 10 ans, c’était vu comme une idée radicale. Mais aujourd’hui, l’idée commence à faire son chemin », soutient Claire, qui est optimiste. Ce sont tout de même près des deux tiers des pays de l’OCDE qui ont instauré des mesures fiscales sur la succession. Alors pourquoi est-ce que le Canada demeure l’une des exceptions parmi les pays développés?
En effet, les mesures fiscales de redistribution de la richesse suscitent de vives oppositions. Les voix s’élevant contre de telles taxes s’inquiètent des impacts économiques de potentiels exodes des capitaux, des sièges sociaux et ainsi des emplois. Plusieurs argumentent aussi que la mise en place et l’application d’un impôt sur la fortune peuvent être complexes et coûteuses.
Rien pour impressionner la philanthrope, pour qui « ce n’est pas une raison de ne pas agir. » Elle demeure catégorique : « il n’y a pas vraiment d’arguments forts contre la taxe sur la richesse », ou du moins, rien qui ne vaille les écarts de richesse créés par le statu quo.
« Je pense que c’est un sujet avec lequel les gens ne sont pas très confortables », admet-elle.
Effectivement, une étude de 2020 de FP Canada dévoilait que près du quart des Canadien.e.s jugent que l’argent est un sujet aussi tabou que la politique, le sexe ou la religion. Ce n’est donc pas surprenant que la taxe sur la richesse ne soit pas un débat populaire, particulièrement auprès du petit groupe privilégié auquel Claire appartient. « Je pense évidemment qu’il y a des riches qui ne veulent pas se faire taxer. Quand on en parle ils sont défensifs, se sentent mal à l’aise. »
« Il faut juste de la volonté politique, et que la population le demande. […] Il y a le 1%, et le 99%. […] Il faut juste que le 99% s’active et demande plus de justice économique », lance la millionnaire, en précisant que tous.te.s gagneraient en parler à leurs proches et à solliciter leurs députés.