Journalistiquement parlant, la pauvreté m’intéresse. C’est un sujet à propos duquel je n’arrêterai probablement jamais d’écrire. Cependant, je ne peux m’empêcher de remarquer un type de commentaire qui revient sans cesse lorsqu’il en est question : « Comment ça se fait que les honnêtes gens qui travaillent en arrachent alors qu’on paie tout aux BS? »
Je paraphrase. N’empêche qu’un travail de démystification s’impose. Parlons-en, de l’aide sociale.
Parlons-en d’abord avec les personnes concernées.
Je suis allée faire un tour à la Maison Aline Gendron de l’Organisation populaire des droits sociaux (OPDS) pour discuter avec une personne assistée sociale. Ce qu’elle avait à dire, on le retrouve malheureusement très peu dans le discours médiatique.
Aline
Aline, comme la maison. C’est le nom fictif par lequel elle a demandé d’être désignée. Il n’y aura ni photo ni information qui pourrait l’identifier. Certain.e.s proches d’Aline ne savent même pas qu’elle est sur l’aide sociale. « Quand on me demande ce que je fais, il m’arrive de mentir, me confie-t-elle. « Ça m’embarrasse. »
Pourtant, Aline travaille. C’est elle qui m’accueille lorsque j’entre à l’OPDS. Ses bureaux sur la rue Ontario, avec ses affiches militantes et son plat de petits bonbons qui trône sur une table à côté de brochures, m’évoquent un croisement entre un local syndical, une asso étudiante et la salle d’employé.e.s d’un commerce. Cet organisme est composé d’un mélange de salarié.e.s et de bénévoles dans un esprit de « par et pour » les personnes assistées sociales.
.jpg)
Aline s’y implique depuis 1997. Elle s’occupe de la réception, écrit pour le journal de l’organisme, passe des appels chez des membres pour prendre de leurs nouvelles. Aline fait aussi du bénévolat pour le Carrefour des femmes. À la maison, elle s’occupe de sa petite fille qui va au primaire, elle prépare les repas, se charge du ménage et de l’épicerie, ce qui n’est pas toujours facile, car elle doit souvent se présenter à des rendez-vous médicaux.
«Les mamans à la maison, les gens qui s’occupent de leurs proches, tout le monde travaille.»
Je la sens nerveuse lorsque je lui demande ce qu’elle fait. « Quand on me pose cette question, parfois, il y a une intention pernicieuse derrière, mentionne-t-elle. J’ai l’impression qu’on veut me piéger en me demandant quel est mon travail. »
Adam Pétrin, coordonnateur à l’OPDS, lui fait remarquer qu’elle m’a dressé une liste déjà bien remplie de ce qu’elle accomplit en une semaine. Elle ajoute alors : « L’OPDS m’a fait réaliser que j’avais des préjugés sur moi-même. Maintenant, je sais que tout le monde est utile. Les mamans à la maison, les gens qui s’occupent de leurs proches, tout le monde travaille. »
Entre méconnaissance et préjugés
Selon un rapport remis à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 49,1 % des personnes entretiennent une perception négative des prestataires d’aide sociale au Québec. Une étude de 2019 révèle que les répondant.e.s d’un sondage apprécient moins les personnes assistées sociales que presque tous les autres groupes nommés (les immigrant.e.s, les féministes, les gais et lesbiennes, les chômeurs et chômeuses, etc.).
«Ces préjugés ont une fonction : couper dans l’aide sociale.»
Ce même sondage montre que les Québécois.es surestiment fortement les coûts reliés à l’assistance sociale ainsi que le montant des prestations reçues. Iels sont généralement d’avis qu’on ne devrait pas consacrer plus d’argent à l’aide sociale, même lorsqu’informé.e.s de l’enveloppe budgétaire réelle consacrée à l’aide sociale (3 % du budget annuel).
« Paresseux, gras dur, pas propre », Adam Pétrin a l’habitude de faire la liste des préjugés persistants à l’encontre des personnes assistées sociales. L’OPDS donne des ateliers dans les universités et les cégeps pour sensibiliser les futur.e.s intervenant.e.s en travail social à propos de ces clichés à la vie dure. « Ces préjugés ont une fonction : couper dans l’aide sociale, affirme Adam. « Ils ne sont pas fondés sur des faits, et pourtant, ils influencent grandement le traitement de la question. »
.jpg)
Existe-t-il même un « profil type » de prestataire de l’aide sociale? Non, selon Maryane Daigle du Front commun des personnes assistées sociales du Québec : « L’aide sociale, c’est un programme de dernier recours qui se veut universel. C’est sûr qu’il y a des facteurs de risque, comme la pauvreté ou l’analphabétisme, qui font que s’il t’arrive une bad luck, t’as moins d’options pour t’en sortir. Mais, comme on a vu avec la pandémie, personne n’est à l’abri d’avoir besoin d’aide de l’État. »
Elle explique cette vision négative des personnes assistées sociales par la croyance que leur condition n’est liée qu’à leurs mauvais choix personnels : « Il y a un manque criant dans tous les services, alors on met la responsabilité sur les individus. »
Est-ce facile, être sur l’aide sociale?
« Bien sûr que non », assure Maryane Daigle. La documentation est volumineuse, compliquée, les agent.e.s de plus en plus rare et le service aux prestataires de plus en plus automatisé, faute de personnel. « L’accès est très difficile pour les immigrant.e.s, les analphabètes fonctionnel.le.s et les personnes itinérantes », affirme-t-elle.
À la complexité des démarches s’ajoute un manque criant de vie privée. « On exerce un immense contrôle sur les personnes à l’aide sociale. On va avoir toujours accès à votre compte de banque pour vérifier qu’il ne dépasse pas le montant réglementaire, sans quoi on coupe les prestations. On va lancer toute sorte d’enquêtes sur des ouï-dire, pour vérifier si vous êtes en couple, si vous recevez de l’aide non déclarée », se désole Maryane Daigle.
«Chaque fois que je vois une lettre dans ma boîte à lettres, j’angoisse.»
Lorsqu’Aline a voulu héberger sa fille, on lui a répondu que ses prestations seraient coupées si elle habitait avec une personne qui n’est pas prestataire de l’aide sociale. « Qui laisserait sa fille à la rue comme ça? L’aide sociale nous interdit l’entraide », déplore-t-elle.
Aline avoue vivre de grandes anxiétés dans ses rapports avec l’aide sociale, de peur de se faire couper son revenu ou de contracter des dettes : « Chaque fois que je vois une lettre dans ma boîte à lettres, j’angoisse. » Elle ne compte plus les heures qu’elle a dû passer à communiquer avec l’aide sociale, souvent pour se faire donner des réponses différentes selon à qui elle parlait. « Si on était paresseux, on ne serait pas sur l’aide sociale », dit-elle.
Une bonne partie de son travail à l’OPDS implique de rassurer des personnes angoissées. « Les gens arrivent en crise et en pleurs. Nous, on a peu d’outils psychologiques pour les aider, mais personne d’autre ne les écoute. Le gouvernement devrait nous payer pour la job qu’on fait à sa place! », critique Aline. L’OPDS vit principalement des dons reçus depuis que son principal bailleur de fonds, Centraide Montréal, a retiré son soutien financier en 2019.
« Gras dur » sous le seuil de la pauvreté
Un.e adulte sans contrainte à l’emploi sur l’aide sociale reçoit 708 $ par mois. On monte à 848 $ si on a une contrainte à l’emploi. Pour les couples : 1072 $ ou 1314 $ par mois. Les prestations sont calculées à partir de la mesure du panier de consommation (MPC) qui s’élève à 20 767 $ par personne cette année. Cette mesure représente ce que ça coûte par année pour répondre aux besoins de base d’une personne. Les personnes assistées sociales reçoivent des prestations équivalentes à 40 % du MPC.
Pas assez pour se trouver un logement pour Aline : « Je suis restée 21 ans dans le même appartement, parce que je savais que je ne pouvais me payer rien d’autre. Il y a le logement social, mais la liste d’attente est longue de 10 ans. »
.jpg)
Ce n’est clairement pas assez pour vivre, mais c’est le but, explique Maryane Daigle : « C’est un choix politique, on ne veut pas que l’aide sociale soit attrayante, mais ce faisant, on prive les gens de leur dignité. »
«On invisibilise leur travail parce qu’il ne crée pas de valeur monétaire.»
Pour la permanente du Front commun, l’aide sociale, qui se devait d’assurer les besoins de base de tou.te.s, est maintenant devenue une mesure pour le plein emploi. « On part du fait que tout le monde veut et peut occuper un emploi, alors on veut décourager le plus possible les gens de rester sur l’aide sociale », mentionne-t-elle.
« Pourtant, la contribution de ces personnes est importante, elles font du bénévolat dans le communautaire, elles s’occupent de proches, martèle Maryane. On invisibilise leur travail parce qu’il ne crée pas de valeur monétaire. »