Au début du millénaire, l’Ultimate Fighting Championship (UFC) relevait presque de la clandestinité : un théâtre brut et marginal où les arts martiaux mixtes s’affrontaient sous l’étiquette sulfureuse de « combats extrêmes ». Aujourd’hui, l’organisation ne se contente plus d’être la ligue sportive à la croissance la plus fulgurante de la planète. Elle est devenue un bastion du conservatisme américain, une arène où se croisent milliardaires, influenceurs populistes et guerriers érigés en figures de proue d’une droite dure. Pour cette dernière, l’octogone n’est plus seulement un ring : c’est un terrain de conquête électorale.
Le combattant Colby Covington a été l’un des premiers à saisir les rouages du grand spectacle. En 2017, alors que sa carrière stagnait et que ses cachets plafonnaient, il s’est sculpté un personnage digne des vilains de la lutte professionnelle : casquette rouge Make America Great Again vissée sur le crâne, soutien ostentatoire à Donald Trump et provocation à plein régime. Ce rôle de méchant, il l’a incarné avec brio, tranchant dans un univers jusque-là plus neutre.
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Ce qui relevait autrefois de la pure mise en scène est désormais ancré dans la réalité du sport. La casquette MAGA de Covington n’est plus un simple accessoire visant à provoquer, mais un emblème, adopté autant par l’UFC que par une large frange de ses adeptes.
Un empire conservateur en pleine expansion
16 novembre 2024. UFC 309. Madison Square Garden. Donald Trump, fraîchement réélu, fait son entrée comme un empereur des temps modernes, escorté par un Dana White exalté. À leurs côtés, une marée de fans en liesse, hurlant comme si le prochain président était lui-même l’attraction principale de la soirée. Son walkout résonne plus fort que celui des athlètes.
Une cage où l’adrénaline des combats se mêle désormais aux codes d’un pouvoir en quête de domination. Une ivresse. Une ferveur. Quelque chose qui ressemble à un vent de changement
Comment une ligue de combat est-elle devenue un levier politique pour Trump?
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Tout remonte à Dana White, le célèbre président de l’entreprise.
Dans les années 1990, alors que les MMA étaient perçus comme une barbarie moderne — un « combat de coqs humain », selon le sénateur démocrate John McCain — et interdits dans plusieurs États américains ainsi qu’au Québec, l’UFC luttait pour sa survie. Bannie du Nevada, reléguée aux arènes de second ordre, l’organisation cherchait désespérément une légitimité.
C’est Trump qui la lui a offerte.
En 2001, tandis que l’organisation vacillait, il lui tend la main en ouvrant les portes de son casino Taj Mahal à Atlantic City pour y accueillir les événements UFC 30 et 31. Un salut inespéré. « Personne ne nous prenait au sérieux », aime répéter Dana White. « Sauf Donald Trump. »
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Ce soutien a scellé leur alliance indéfectible. Deux décennies plus tard, White lui rend la pareille, érigeant l’UFC en tribune conservatrice, un bastion où se croisent nationalisme économique, virilité exacerbée et rejet des élites progressistes.
Le chaos pandémique : une opportunité
La pandémie de COVID-19 a paralysé l’industrie sportive. Tandis que les quatre grandes ligues professionnelles peinaient à relancer leurs saisons, Dana White voyait une opportunité.
D’abord, une tentative audacieuse : organiser un gala de l’UFC sur des terres autochtones en Californie, échappant ainsi aux restrictions sanitaires. Mais Disney et ESPN, deux partenaires importants, ont freiné l’initiative. Qu’importe. White a finalement trouvé un allié de taille en Floride : le gouverneur républicain Ron DeSantis. Avec son feu vert, l’UFC 249 devient, en mai 2020, le premier événement sportif majeur post-confinement, à huis clos, mais sous le regard d’un monde à l’arrêt.
Depuis le Bureau ovale, Donald Trump salue l’initiative dans une vidéo officielle :
« Remettons les ligues sportives en marche, jouons. »
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Du pain et des jeux.
Mais après son départ de la Maison-Blanche, Trump devient persona non grata dans bien des cercles. L’assaut du Capitole du 6 janvier 2021 accélère son ostracisation : les institutions le renient, la PGA retire même l’un de ses terrains à son agenda.
Puis, en juillet, l’étau judiciaire se resserre avec l’inculpation de la Trump Organization à Manhattan. Qu’il en soit ainsi, une semaine plus tard, Trump est à Las Vegas pour l’UFC 264 sous un tonnerre d’applaudissements, comme un gladiateur reprenant possession du Colisée.
La loyauté, même dans la tempête.
L’UFC de Dana White n’est plus seulement un empire du combat : c’est une machine idéologique où sport et politique se fondent en un spectacle taillé pour l’Amérique contemporaine. Une arène où s’affrontent le bleu et le rouge, le bien et le mal, dans une mise en scène manichéenne qui épouse les codes du sang.
Ces dernières années, Trump et sa cravate rouge ont assisté à au moins huit galas, chacun de ses walkouts orchestré avec minutie. Aucune grande ligue n’a été autant marquée par la politique.
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Mais surtout, cette fusion insidieuse entre le combat et la politique-spectacle se glisse dans les chaumières d’un public immense : des hommes — à environ 80 % — mais aussi des femmes, des démocrates, des Européens, des Asiatiques, des Africains, et bien plus encore. Les galas de l’UFC se sont installés dans près de 30 pays, et chaque continent a vu émerger ses champions et championnes.
À l’image de l’impérialisme culturel américain, l’UFC ne s’impose aucune frontière.
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Quand la cage devient tribune
Les combattants aussi ont suivi le mouvement.
Jon Jones, l’un des athlètes les plus controversés du sport, a célébré sa plus récente victoire au Madison Square Garden en mimant la danse de Trump. Justin Gaethje, Jorge Masvidal, Michael Chandler, Israel Adesanya, Chito Vera et, bien sûr, Colby Covington – ont tous affiché leur soutien au président sur les réseaux sociaux suite à sa tentative d’assassinat. Un message politique qui se glisse dans la paume de millions de jeunes hommes, diffusé à même l’écran de leur téléphone.
Même Charles Jourdain, combattant originaire de Belœil, a adopté ce type de discours conservateur. La fin des années Biden. La fin du cauchemar woke.
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Pourquoi les arts martiaux mixtes, plus que tout autre sport, sont-ils devenus terreau fertile de cette idéologie?
Peut-être parce qu’ils incarnent cet idéal du self-made man, ce guerrier solitaire qui forge son destin à la seule force de ses poings. Pas de syndicats, pas de filet de sécurité, des combattants sous contrat, mais sans véritable statut. Un modèle brut, qui incarne parfaitement la philosophie d’un capitalisme ultralibéral et darwinien.
Sans oublier la violence inhérente à ce spectacle.
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Mais aussi parce qu’aux États-Unis, le sport de niveau élite passe par le système collégial, généralement plus à gauche du spectre politique. Si les athlètes professionnels ne sont toutefois pas, en règle générale, des lecteurs de Chomsky, les combattants de l’UFC, à l’exception de quelques lutteurs ayant reçu des bourses d’études — souvent dans des institutions chrétiennes —, ne brillent pas nécessairement par leur niveau d’éducation.
Les MMA trouvent également un solide ancrage dans les rangs militaires et les forces de l’ordre, deux figures patriotiques qui jouissent d’une grande vénération au sein de la droite américaine.
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Et c’est sans oublier Dana White, qui lui, maîtrise l’art du storytelling. C’est ainsi que l’on vend des combats : en façonnant des rivalités, en magnifiant les underdogs, en tissant des récits où chaque affrontement devient une épopée. Mais derrière cette mise en scène, une autre narration se joue. L’UFC n’est pas qu’un spectacle : c’est une machine transactionnelle, où White se révèle bien plus stratège que simple promoteur.
Dès ses débuts, il a bâti l’organisation autour de figures emblématiques. En moussant Georges Saint-Pierre, qui a porté la professionnalisation du sport sur ses épaules. Jon Jones, souvent considéré comme le plus grand combattant de l’histoire du MMA. Conor McGregor, qui a transformé l’UFC en un cirque planétaire et en a été le premier véritable multimillionnaire.
Tous ont reçu leur invitation pour être à Washington lors de l’investiture. Une autre forme de consécration.
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Musk, Zuckerberg et l’émergence d’une broligarchie
Dana White n’a jamais dissimulé ses allégeances. En 2020, il prenait la parole à la Convention nationale républicaine pour encenser Donald Trump. Aujourd’hui, il prolonge son rôle d’ambassadeur non officiel de la droite américaine sur le plateau de Tucker Carlson.
L’UFC s’est transformé en un carrefour d’influence où se croisent les élites politiques, économiques et médiatiques. Robert Francis Kennedy Jr., Elon Musk et Mark Zuckerberg scrutent les combats depuis le premier rang. Le fondateur de Facebook, pratiquant lui-même des arts martiaux mixtes, n’hésite pas à louer l’esprit entrepreneurial de White. « J’admire sa capacité à bâtir une marque aussi influente », affirme-t-il.
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La nomination de Dana White au conseil d’administration de Meta, en janvier dernier, symbolise cette convergence des mondes. Alors que la Silicon Valley tente de rétablir ses relations avec l’administration républicaine après des années de tensions, l’UFC s’impose comme une passerelle idéale.
Les liens entre l’organisation à trois lettres et le pouvoir ont atteint un nouveau sommet depuis le 20 janvier dernier : Steven « Panda » Cheung, ancien directeur des communications de l’UFC, est désormais le responsable des communications à la Maison-Blanche.
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Si White est le visage de l’UFC, Joe Rogan en est sans conteste la voix. Commentateur officiel depuis 1997, l’animateur du podcast le plus écouté de l’Amérique incarne cet autre pont entre le sport, la culture libertarienne et la grande mafia du web. Sur son plateau, Musk parle de liberté d’expression, Zuckerberg du manque de masculinité dans les entreprises américaines, tandis que des combattants livrent leur vision du monde entre deux anecdotes sur la dureté du métier.
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L’UFC est sorti de sa cage où l’on sue et saigne pour nourrir sa famille ; c’est maintenant une agora, un lieu où se façonnent les récits d’une Amérique en pleine révolte contre ses propres fondations.
Colby Covington n’est plus une anomalie.
Séduire la jeunesse
White n’a jamais oublié que Trump lui avait offert une scène prestigieuse à une époque où l’UFC peinait à être pris au sérieux. Aujourd’hui, le retour d’ascenseur est total.
Juin 2024 : Trump choisit l’UFC 302 pour officialiser son arrivée sur TikTok. Un coup de publicité savamment orchestré pour attirer la gen Z. L’audience de l’UFC est une cible idéale pour l’ancien président : jeune, masculine, friande de récits de combat et farouchement opposée à l’establishment. Les stratèges du président actuel l’ont bien compris. Et qui mieux que Dana White pour lui ouvrir les portes de cet univers?
White, en habile chef d’orchestre, a su mobiliser sa constellation d’influenceurs et de podcasteurs pour alimenter la machine Trump 2.0. Une fois réélu, le milliardaire a tenu à remercier ses alliés l’ayant mené à la victoire comme Adin Ross, Theo Von, les Nelk Boys et, bien sûr, Joe Rogan.
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Ce glissement d’influence se cristallise dans une image marquante : Trump serrant Rogan dans une étreinte interminable lors d’un gala de l’UFC, un moment qui scelle une nouvelle alliance entre la politique et les médias alternatifs.
Pendant ce temps, dans les camps démocrates, la question persiste : « Où était Kamala? », tandis que Trump se délectait d’une apparition surprise dans Bussin’ With The Boys.
À l’ère du déclin des médias traditionnels, l’UFC et ses tentacules s’imposent comme un contre-pouvoir, un bastion où l’Amérique conservatrice redéfinit ses lignes culturelles. Là où le Super Bowl de ce dimanche unit une nation bipartisane autour du chum de Taylor Swift et de Kendrick Lamar, l’octogone devient le sanctuaire d’une frange de l’électorat que Trump a su courtiser avec une précision millimétrée.
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Le Canada, encore une terre de combat?
Pendant ce temps, au nord de la frontière, l’UFC semble avoir déserté Montréal.
Plus d’une décennie s’est écoulée depuis que l’octogone a foulé le sol québécois. La dernière grande soirée remonte à 2012, lorsque Georges Saint-Pierre triompha de Carlos Condit au Centre Bell. Depuis, l’organisation a privilégié Toronto et Edmonton.
Dans un contexte de guerre commerciale où les hymnes américains sont hués dans les arénas canadiens de la NBA et de la LNH, et où les tensions entre Ottawa et Washington s’intensifient, un retour de l’UFC à Montréal, comme les rumeurs le racontent, est-il encore réaliste?
Dans un tel climat de division, faut-il envisager de boycotter l’UFC ? Car il est difficile de nier qu’au-delà des KO et des rear naked choke, l’UFC d’aujourd’hui incarne une Amérique ayant trouvé ses repères, et où le combattant conservateur devient une figure de ralliement.
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« Fight, fight, fight! », lançait Trump, poing levé, après avoir échappé à la mort.
Enfin, pour ceux qui s’inquiètent des valeurs cardinales du sport et de son impact culturel, l’UFC, dans son état actuel, pourrait être perçu comme un amplificateur des divisions idéologiques de la société. La question se pose alors : jusqu’où peut-on tolérer l’instrumentalisation du sport pour nourrir une idéologie?
Dans ce contexte, certains choisiront peut-être de se détourner de l’UFC, non pas par opposition au sport lui-même, mais par volonté de ne pas soutenir un système qui dépasse désormais largement les frontières de l’octogone?
Car oui, la cage s’est transformée en un empire en pleine expansion, une bannière plantée au cœur de la guerre idéologique nord-américaine.
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