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Travailler de nuit, un pari risqué

Malgré les sacrifices physiques et mentaux, beaucoup y voient des avantages.

Par
Laetitia Arnaud-Sicari
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Imaginez si la ville de Montréal fonctionnait seulement la nuit. Eh bien, si vous ne le saviez pas, c’est pourtant le quotidien de 12 % de la population canadienne, soit approximativement 1,8 million de personnes, qui œuvrent de minuit à 5h du matin. Plus largement, c’est un.e Canadien.ne sur cinq qui est appelé.e à travailler lorsque le soleil est levé ET lorsqu’il est couché, selon le Workers Health and Safety Centre. Ça en fait, du monde!

On n’y pense pas toujours, mais c’est grâce à ces gens-là qu’on peut se faire livrer nos plaisirs coupables à 3h du mat, par exemple, ou qu’on n’a pas à trop s’inquiéter quand on a une urgence médicale en pleine nuit. On sait que le service sera disponible. Mais souvent, on tend à oublier l’humain derrière ça.

La solitude, la difficulté à s’endormir le jour, le manque de services, les risques plus accrus de développer des problèmes de santé, et j’en passe. Ça ne donne pas le goût.

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Comme vous pouvez le deviner, je fais partie de celles et de ceux qui ne sont pas particulièrement attiré.e.s par les horaires atypiques. Malgré tout, certain.e.s y trouvent leur compte. À part lever mon chapeau à toutes les personnes qui travaillent la nuit, j’ai voulu comprendre comment ça impactait leurs vies, et ce qui les motivait.

Surtout, la plus grande question que je me suis posée est la suivante : quelle est la qualité de vie des travailleur.euse.s de nuit dans notre monde actuel?

Une mère qui sort de l’ordinaire

Caroline Gagnon-Sayad est intervenante depuis plus de 10 ans au Centre de prévention de suicide de Montréal (anciennement connu sous le nom de Suicide Action Montréal), qui est une ligne d’intervention pour les personnes en détresse. C’est aussi une maman qui compose avec un horaire atypique. En travaillant trois nuits par semaine de 22h à 8h et une journée de jour, Caroline trouve qu’elle réussit à bien concilier sa vie de famille avec son emploi.

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« Le matin, c’est mon conjoint qui va porter les enfants à l’école. Quand j’arrive, je dors jusqu’à peu près 16h. Quand je me lève, je prépare le souper et je vais chercher mes enfants. On soupe, je les aide avec leurs devoirs et je les couche. Après, je pars travailler. Je ne manque absolument rien de mes enfants », témoigne la mère de trois enfants.

Puisque la plupart des gens dorment quand elle est débout, les appels de détresse de nuit amènent leur lot de défis pour Caroline Gagnon-Sayad. « On ne peut pas nécessairement mobiliser un proche à 2h du matin ou leur dire de contacter leur médecin de famille. On se concentre alors sur les choses qui peuvent être faites, en essayant de les amener vers l’avenir. On peut [leur] demander s’ils ont des plans pour le lendemain, s’ils veulent manger ou boire de l’eau, par exemple », décrit-elle.

Malgré l’adrénaline ressentie lorsqu’elle écoute quelqu’un au bout du fil et les techniques qu’elle a développées, Caroline me confie qu’il y a des nuits plus tough que d’autres.

« C’est beaucoup plus difficile l’hiver, de la mi-octobre jusqu’au mois de mars. On est plus malades, plus fatigués, tu prends plus de café. […] Dès que tu soupes, il fait noir, c’est tout de suite l’heure du dodo [pour les enfants]. On dirait qu’on n’a rien fait [ensemble]. Quand tu sors du travail, il fait noir aussi. »

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Même si Caroline ne manque pas de moments avec ses enfants avec son horaire, ça lui arrive parfois de réduire son temps de sommeil pour être le plus présente possible. « J’ai la chance de travailler majoritairement la semaine et le dimanche. Ce sont les dimanches que je trouve plus difficiles parce qu’il y a beaucoup de soupers de famille. Aussi, quand il y a des cours de soccer le dimanche matin, quand je suis vraiment brûlée, mon chum va y aller seul. Mais souvent j’y vais, donc je coupe dans mon sommeil », précise la maman.

En raison de son horaire atypique, ça lui arrive parfois de recevoir des commentaires comme : « Comment tu fais pour travailler de nuit? T’as trois enfants. ». « Je trouve des arguments solides. Je me convaincs moi-même », mentionne-elle, à la blague.

« C’est valorisant de travailler la nuit. Il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas le faire, mais c’est tellement essentiel. »

Le pro du travail de nuit

C’est en 1979 qu’Yves Rainville a mis les pieds pour la première fois dans l’usine Kronos de Varennes. « J’étais limité. Dans le temps, les usines à Varennes prenaient des gens avec un diplôme de secondaire 5. C’était une usine payante. Je me suis dit que c’était une bonne usine pour finir mes jours », se remémore-t-il.

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Près de 44 ans plus tard, il est maintenant opérateur de salle de contrôle à l’usine. On pourrait dire qu’Yves, c’est le chien de garde de son usine. « On est les yeux de l’usine. Je suis dans la salle d’ordinateur qui contrôle toute l’usine. On travaille avec des produits dangereux, tout est en circuit fermé. On contrôle les mouvements de liquide ou de matériel », explique-t-il avec fierté.

Ça fait aussi plus de deux décennies qu’il alterne entre des quarts de nuit et de jour. « Les quarts sont soit de 6h à 18h ou 18h à 6h. Ce sont toujours les mêmes horaires », précise le Varennois qui travaille des semaines de 36 ou 48 heures, selon son horaire.

Le salaire qu’il gagne est surtout « avantageux et élevé ».

« Écoute, je ne vois pas d’inconvénient [avec mes horaires]. On a tellement de congés [la semaine] que je ne peux pas dire que ça dérange ma vie personnelle. Puis, il y a moins de contremaîtres dans l’usine, donc les employés ont plus d’autonomie. »

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Avec tous les avantages qu’il trouve à ses horaires atypiques, il n’échangerait pour rien au monde son mode de vie. Travailler de nuit, pour M. Rainville, c’est pouvoir profiter de la vibe nocturne plus relaxe que celle du jour sur son lieu de travail. « C’est moins stressant la nuit. Plus on fait des manœuvres, plus c’est risqué. Donc, de nuit, on en fait moins vu qu’il y a personne pour réparer les trucs qui briseraient. […] C’est plus simple et il y a moins de surprises », constate celui qui, en plus de 40 ans de carrière, a déjà tenté à deux reprises d’œuvrer avec des horaires plus ordinaires.

Même si Yves Rainville n’a jamais vraiment éprouvé de difficulté à rester éveillé la nuit, sa job, il ne pourrait pas la faire seul. « Je ne peux pas baisser ma garde. Faut toujours que je surveille. La nuit, il faut être aussi vigilant que le jour. […] On est toujours deux pour la sécurité des gens. Ce serait impossible de faire ça seul », croit-il.

Puis, « ce n’est pas n’importe qui qui peut faire ça », observe M. Rainville. « C’est pas parce que c’est difficile. Mais c’est pas tout le monde qui peut travailler la nuit et le jour. Il faut absolument avoir une discipline [avec son sommeil] », ajoute le vétéran du travail de nuit.

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Le jeune qui préférait être « productif » la nuit

« Je me suis dit que, tant qu’à être éveillé la nuit, j’allais faire quelque chose d’utile. »

Charles Kardos, 20 ans, travaille au Casino de Montréal depuis un an maintenant comme préposé aux jeux électroniques et animateur multijeux. Il a tenté en vain la conciliation études-travail de nuit, mais son horaire atypique l’a ramené à la réalité.

« J’ai essayé de faire les deux, mais j’ai réalisé assez rapidement que, terminer à 2h du matin la semaine et commencer à 8h du matin les cours le lendemain, ce n’était pas possible. Je faisais des siestes quand je pouvais. Dès que je revenais chez moi, je dormais. Je manquais beaucoup de cours le matin. J’ai décidé d’abandonner pour revenir étudier en musique quand j’aurai 21 ans », explique Charles. Après à peine quelques semaines à somnoler dans ses cours, il a mis ses études sur pause.

Ce qui a attiré Charles au Casino, c’est l’argent (mais pas celui que tu gagnes avec les machines). Les primes de nuit peuvent surpasser de 30 à 60 % le salaire de base, indique Indeed. « On a aussi beaucoup d’avantages sociaux et on a nos repas payés », note Charles qui travaille de 15h15 à 2h du matin la semaine et de 16h15 à 3h du matin la fin de semaine.

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Bien que Charles quitte le travail au moment où beaucoup de monde su’l party quittent les bars et les clubs, il préfère tout de même la liberté d’être avec lui-même, loin du regard des autres.

« Ce que j’aime beaucoup, c’est le retour à la maison qui est très calme. Je travaille dans un lieu qui a beaucoup de bruit et beaucoup de lumière, donc j’aime ça, avoir ces moments de relaxation. Ça me permet aussi de marcher dans mon quartier [la nuit]. Je ne croise jamais personne. »

« Je peux danser en marchant puis personne ne me voit, donc c’est une liberté de ce côté-là », décrit Charles.

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Danser dans les rues de Montréal la nuit, c’est bien beau, mais vivre de nuit quand tout le monde vit de jour, ce n’est pas toujours rose. « Souvent, je vais dormir quand les gens sont éveillés. Je ne vois pas beaucoup la lumière du jour et j’essaie d’en profiter le plus [possible]. Je ne vois pas tant ma famille depuis que je dors le jour. Et les bus de nuit passent très rarement », détaille Charles.

Risquer la nuit

Après avoir parlé avec Charles, Yves et Caroline, j’ai compris pourquoi le travail de nuit pouvait être une option intéressante. Mais j’ai voulu pousser ça un peu plus loin en discutant avec deux expertes qui connaissent bien le sommeil. C’est une chose d’aimer ces horaires-là, mais est-ce que c’est au détriment de leur santé physique?

« Pour un travailleur qui a un horaire régulier de nuit, ça peut avoir beaucoup d’effets sur la santé physique. Ça augmente les risques pour les maladies cardiovasculaires, le diabète, le cancer, surtout celui du sein, ça peut diminuer la fécondité. Mais il n’y a pas nécessairement de lien direct causal. Ce ne sont pas tous les travailleurs de nuit qui vont développer des conditions médicales », détaille Annie Vallières, professeure titulaire à l’École de psychologie de l’Université Laval.

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La santé mentale peut aussi en écoper. « Il y a des gens qui peuvent devenir plus anxieux, ça peut venir jouer sur leur humeur. Ils peuvent être plus irritables, plus tristes, par exemple. Puis, à court terme, certains peuvent devenir plus somnolents et moins vigilants au travail », constate-t-elle.

Qu’est-ce qui explique ces risques reliés aux horaires de nuit? « Le travail de nuit est extrême. Les horaires atypiques imposent soudainement des décalages internes. »

« C’est comme si tu allais travailler en Asie et que tu revenais te coucher à Montréal. »

« Et l’environnement autour de nous ne permet pas le réalignement des rythmes biologiques au niveau des fuseaux horaires », illustre Diane B. Boivin, professeure au Département de psychiatrie de l’Université McGill et fondatrice du Centre d’étude et de traitement des rythmes circadiens.

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À cause de ces décalages internes, un.e travailleur.euse de nuit peut également souffrir d’un manque de sommeil. « Une personne qui travaille de nuit va tenter de dormir de jour. On est souvent très, très fatigué en fin de quart. On va s’endormir rapidement, mais on va se réveiller prématurément en raison de l’horloge biologique qui s’éveille au fur et à mesure que la journée avance », souligne Mme Boivin.

D’après les deux expertes, la régularité quant aux horaires de sommeil des travailleur.euse.s de nuit est importante pour limiter les dégâts sur leur santé, du moins à court terme, afin de freiner les problèmes reliés à la vigilance, précise Annie Vallières. « Il faut conserver des périodes de sommeil fixes et sacrées. On ne coupe pas sur ces périodes pour aller travailler ou faire l’épicerie. »

« C’est la régularité qui va aider l’horloge biologique à s’adapter », estime Mme Vallières.

Comment soutenir les travailleur.se.s de nuit?

« Du côté des employeurs, il pourrait y avoir des gains. Je pense notamment à l’aménagement d’une pièce de repos, un système d’accompagnement à domicile, de l’aide pour la conciliation travail-famille, un système de gardiennage, etc. Comme société, on a une réflexion à faire. On aime avoir accès à tous nos biens en temps opportuns, donc il y a une grande proportion de la population qui est là pour nous servir à toute heure du jour et de la nuit. Si on peut faciliter leur vie, c’est une bonne chose », pense Diane B. Boivin.

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Depuis moins de 20 ans environ, on compte en effet un mouvement promouvant la gouvernance de la vie nocturne dans les grands centres urbains aux quatre coins du monde. Son objectif? Créer des politiques publiques et les mettre en place pour améliorer l’économie nocturne. L’une des villes pionnières est d’ailleurs Amsterdam, au Pays-Bas, qui a été la première à embaucher un « maire de la nuit » et à officialiser ce rôle en 2014. Ce n’est pas rien, ça!

Plus près de nous, on a l’organisme à but non lucratif MTL 24/24 qui s’est justement donné comme mission de penser à des façons de développer la vie nocturne.

Pourrait-on un jour voir des initiatives se concrétiser au Québec? L’avenir nous le dira.

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