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Travailler avec de jeunes collègues quand on est vieux
AVERTISSEMENT : Cet article comporte plusieurs généralités, clichés, stéréotypes et passages débutant par « dans mon temps », veuillez svp faire preuve d’indulgence avec son auteur, une vieille personne aigrie originaire de Saint-Eustache.
La mission était de raconter ça ressemble à quoi au juste travailler avec des collègues plus jeunes, aux yeux de quelqu’un qui a déjà manipulé des disquettes molles et connu un fumoir dans un milieu de travail. Et d’en tirer quelques leçons qui permettront aux antiquités comme moi de s’adapter à un monde qui nous dépasse parfois.
Pour y arriver en évitant méticuleusement d’en parler aux principaux intéressés – probablement occupés de toute façon à renforcer le culte de leur propre personnalité dans des stories Instagram – j’ai sondé d’autres fossiles comme moi, dans des milieux aussi variés que le communautaire, la restauration, les communications et les médias.
Si je résume grossièrement leurs propos : les jeunes travailleurs sont intelligents, geeks et mieux outillés que nous, mais n’ont aucun sentiment d’appartenance ni loyauté envers la main qui les nourrit, trop conscients de pouvoir aller porter leur CV où ils veulent dans un contexte de pénurie de l’emploi.
Le (mauvais) patron
Avant d’aller plus loin, laissez-moi d’abord m’infuser une tisane et revenir brièvement sur ma propre expérience.
J’ai longtemps été considéré comme étant un « jeune » journaliste. D’abord dans les hebdos, ensuite à La Voix de l’est, puis à La Presse où j’ai passé onze ans et où j’étais encore parmi les plus jeunes éléments de la salle de rédaction dans ma mi-trentaine. Les syndicats ont ça de bon, ils protègent les employés selon l’ancienneté, ce qui a pour effet de sacrifier les plus nouveaux en période de coupures et freiner l’embauche de jeunes pousses en période de crise.
Ça a aussi pour effet d’entretenir exagérément longtemps la perception d’être encore super jeune à 38 ans.
C’est là que j’ai découvert à la dure que ça existe, des employés nés dans les années 90.
Puis, un jour, un sympathique monsieur très fan du groupe Rush m’a offert un poste de cadre pour gérer certaines marques numériques chez Québecor. C’est là que j’ai découvert à la dure que ça existe, des employés nés dans les années 90.
Sur le coup c’est un choc, je ne vous le cacherai pas. Des collègues qui étaient à la maternelle lors du nine-eleven et qui n’ont jamais entendu les mots « Pearl Jam ». Horreur.
Pendant deux ans, j’ai essayé de les comprendre, les apprivoiser, leur mansplainer deux-trois trucs du métier, mais surtout de les aimer.
Une mission périlleuse. Faut dire que je n’étais pas un super boss. J’étais plutôt poche, même.
Je les trouvais pressés, gourmands, avides de chroniques et d’exposure avant même d’avoir fait le moindre premier reportage significatif.
Pour être efficace, il faut laisser son ego à la maison et s’efforcer de faire rayonner ses troupes, pas juste de leur montrer les bons reportages que t’as faits dans le passé pour les motiver (ça ne marche pas et c’est juste gossant) ou encore radoter de-comment-que-ça-se-passait-avant-l’internet.
Bon, j’étais pas parfait, mais mes collègues et employés non plus. Je les trouvais pressés, gourmands, avides de chroniques et d’exposure avant même d’avoir fait le moindre premier reportage significatif.
Une personne m’a demandé si elle pouvait signer une chronique environnementale avant même d’avoir signé son premier texte dans un média. Je voyais ça comme une extrême confiance, voire une effronterie, mais j’ai vite compris que c’était souvent un vernis masquant l’anxiété. Les arrêts de travail, légion, semblent le démontrer.
Sinon, j’étais agacé par le côté très « militant » de cette génération. Ce n’était pas de bons soldats, prêts à obéir aveuglément aux consignes, mais de fins négociateurs, qui refusaient souvent leurs missions sous prétexte qu’elles ne correspondaient pas à leurs valeurs ou aux causes qu’ils défendaient.
J’avoue que ça me déstabilisait chaque fois, surtout moi qui acceptais sans broncher toutes sortes d’affectations débiles parce que c’était de même que ça marchait. Dans mon temps (déso), les journalistes se faufilaient incognito à l’hôpital trouver le survivant d’un drame avec un bouquet de fleurs ou allaient cogner aux portes des familles endeuillées pour leur demander ce qu’ils pensaient de tout ça.
Non, personne n’aimait faire ça.
Là-dessus, la nouvelle génération a sans doute raison. Avec le recul, j’ai accepté une foule de sujets que je jugeais immoraux, sensationnalistes et inutiles, à l’instar de mes collègues, d’ailleurs.
Je salue l’audace des milléniaux de challenger leurs affectations. Mais bon, le travail de journaliste (et le travail tout court) n’est pas juste un monde enchanté de licornes dont la trame sonore est Kumbaya et j’estime toujours qu’il faut faire des efforts et se faire chier un peu dans la vie pour faire son chemin.
Ça sera toujours vrai.
Je trouvais que mes jeunes collègues/employés n’étaient pas souvent prêts à faire du bénévolat les soirs et les fins de semaine pour sortir des coups d’éclat et des reportages qui brisent LINTERNET.
En même temps, est-ce que ça vaut vraiment la peine de travailler gratis pour profiter d’un buzz d’une couple d’heures au détriment de ses loisirs et de ses proches?
C’est qui le cave?
Enfin, j’ai fait la paix avec tout ça et je me félicite d’avoir (et d’avoir encore) le privilège de côtoyer du monde plus neuf que moi au quotidien. J’admire leur vivacité d’esprit, leur sens de l’humour unique, malgré un cynisme précoce.
Grâce à eux, je sais qui est Fouki. Grâce à eux, je suis au courant de tous les trends web partagés deux semaines plus tard par les gens de mon âge.
Et puis, j’ai eu l’occasion d’exorciser mes démons en publiant il y a quelques mois mon premier roman (autopromo ka-ching!) tiré de cette expérience éprouvante.
Toute ressemblance avec blablabla est bien évidemment fortuite.
Critique et anxiété
J’ai pas identifié les gens à qui j’ai parlé dans le dos de la jeunesse.
D’abord parce que j’ai inventé toutes les quotes pour pouvoir planter les mill… euh c’est parce que cette génération a l’épiderme sensible, croit ce cadre d’un quotidien montréalais, à peine plus âgé que les milléniaux.
« Plusieurs ont du mal à écrire leur article en respectant l’heure de tombée, me disent qu’ils n’y arriveront pas. Leur grande assurance cache une grande insécurité. »
Ce collègue adore travailler avec cette tranche d’âge, même s’il lui a fallu une bonne période d’adaptation. « Il y a vraiment un truc générationnel avec l’anxiété et l’angoisse. Ça m’a fait quelque chose d’être confronté a un premier burn-out dans la vingtaine », raconte le patron de presse, surpris de certaines réactions disproportionnées entourant la rédaction d’un simple article. « Plusieurs ont du mal à écrire leur article en respectant l’heure de tombée, me disent qu’ils n’y arriveront pas. Leur grande assurance cache une grande insécurité », observe-t-il, conscient que son avis est personnel et flirte pas mal avec la psycho-pop.
Parmi les qualités, il évoque leur grande créativité, leur intelligence et leur proactivité. « C’est une génération qui n’a pas encore trop réfléchi à ce qu’elle va léguer. Peut-être l’environnement, ça semble être leur truc. »
Des cigales, pas des fourmis
Le restaurateur montréalais à qui j’ai parlé, d’à peu près mon âge, remarque d’entrée de jeu que ses jeunes employés sont davantage des utilisateurs que des bâtisseurs. « Ils sont dans l’immédiat. Ils se servent, mais n’ont pas de loyauté envers leur lieu de travail ni aucune volonté de contribuer à son succès », résume ce chef, qui dit entendre souvent le même constat de la bouche d’autres restaurateurs.
« Ce sont des cigales, pas des fourmis », souligne-t-il, prononçant aussi le mot « égoïsme ». « Ce sont souvent des enfants uniques ou issus de familles recomposées. Ils vivent chacun dans leur espace et ne sont pas intimidés par l’autorité. Ils sont habitués de négocier », ajoute-t-il.
« Mais leur côté woke est à géométrie variable! Ils veulent faire sauter le plafond de verre et celui de la diversité, mais tous leurs amis sont blancs et francophones! »
Bon, le restaurateur en question est un peu bourru et de mauvaise foi, puisque j’ai dû lui tirer les vers du nez pour trouver quelques qualités à ces pauvres milléniaux. « OK, ils sont divertissants », a-t-il finalement concédé, avant d’en rajouter une couche. « Mais leur côté woke est à géométrie variable! Ils veulent faire sauter le plafond de verre et celui de la diversité, mais tous leurs amis sont blancs et francophones! », peste-t-il.
Bon du calme ami restaurateur. Va te faire tatouer une manche comme tous tes congénères pour te défouler.
Heureusement, mon amie coordonnatrice d’un organisme communautaire œuvrant auprès des plus démunis peint un portrait plus lumineux de la génération de demain. « Ils sont mieux outillés grâce à leur maîtrise du web, plus ouverts d’esprit et ont en général un plus grand bagage de connaissances », louange-t-elle, constatant toutefois aussi un manque au niveau de l’engagement. « Ils ne sont pas plus attirés que ça par la mission, mais beaucoup par les conditions de travail », résume-t-elle, soulignant aussi la pénurie de main-d’œuvre et les grandes difficultés à garder son staff. « C’est épouvantable. Ils quittent souvent vers des emplois mieux rémunérés dans le réseau de la santé et c’est rendu difficile de créer un sentiment d’appartenance », déplore-t-elle.
« Mon premier gros clash a été de constater qu’à 17h pile, ils se lèvent, mettent leur manteau et partent tous en même temps. »
Tout le contraire des employés de cette boîte de communication montréalaise, du moins selon leur patron à qui j’ai parlé. « Oh shit qu’ils se trouvent bons! Ils s’approprient tous les bons coups, démontrent une grande confiance et savent que si ça ne marche pas, ils vont se faire embaucher à la porte d’à côté », souligne le boss, qui avoue entretenir une relation amour/haine à leur égard.
« Mon premier gros clash a été de constater qu’à 17h pile, ils se lèvent, mettent leur manteau et partent tous en même temps. Pour nous les X qui avons sué et multiplié le travail bénévole pour se tailler une place, c’est tough de voir ça », confie le patron, qui dit finalement avoir tiré profit de la situation. « On en profite tous. Les semaines de travail sont moins longues et je passe plus de temps avec ma famille. Leur principe est de ne pas en donner plus que le client en demande, sinon ils vont réclamer du temps supplémentaire. »
Lui aussi atteste que les jeunes travailleurs débarquent mieux outillés et préparés sur le marché du travail, mais ils ont l’embarras du choix des jobs, alors ça devient un défi de les garder stimulés comme employeur », admet-il.
C’est pourquoi CHAQUE anniversaire est souligné, sans oublier le voyage dans le Sud pour faire du team building. « C’est absurde, mais ma job de patron est devenue d’essayer de les rendre heureux pour pas qu’ils partent », soupire-t-il.
En espérant que les principaux intéressés ne vont pas grimper dans les rideaux en lisant ce reportage. On est coincés ensemble encore longtemps, alors aussi bien essayer de s’endurer.
Je vous aime bien de toute façon, comme collègues surtout. Je suis même jaloux de votre jeunesse, surtout, et de votre audace vestimentaire (des bas blancs dans des sandales, brévo). J’admire sinon votre franc-parler et votre ouverture d’esprit. Et je vous serai éternellement reconnaissant de m’avoir enseigné la plus grande leçon de ma vie professionnelle : une job c’est juste une job.
Sans rancune.