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Qui envoie des pamphlets antiavortement chez moi ?
Je ne surprendrai personne en rappelant que le droit à l’avortement est actuellement en régression. La preuve parfaite étant le renversement de Roe c. Wade aux États-Unis en 2022, qui a permis à 28 États de restreindre l’accès à l’avortement et à 13 autres de carrément l’interdire.
Au Québec, on pourrait être tenté de se croire à l’abri : après tout, l’avortement est gratuit et légal. Même la CAQ, peu réputée pour ses idées progressistes, a pondu un Plan d’action gouvernemental sur l’accès à l’avortement qui vise notamment à « soutenir le développement de nouveaux points de service d’interruption de grossesse ».
Mais faites bien attention, mesdames : le mouvement antiavortement (qui se targue plutôt d’être pro-vie) est pourtant bien en vie au Canada, et au Québec aussi.
J’en veux pour preuve un pamphlet unilingue franchement dégueulasse que j’ai reçu au début de l’été dans ma boîte aux lettres provenant de l’organisation Canadian Centre for Bio-Ethical Reform (CCBR) et distribué par une poignée de jeunes stagiaires, presque tous masculins.
Les voici, ces jeunes idéalistes, dans une vidéo que le CCBR a publiée sur Facebook suite à leur virée montréalaise à bord du (tenez-vous bien) Truth Truck.
Selon eux, aucun problème de santé ne nécessite un avortement, et l’avortement en cas de viol ne résulterait qu’en un crime de plus : un meurtre.
La désinformation du Canadian Centre for Bio-Ethical Reform
Le CCBR est une organisation antiavortement basée à Calgary, en Alberta, et calquée sur son homologue américain, le Center for Bio-Ethical Reform, tristement célèbre pour avoir comparé l’avortement à l’Holocauste.
La tactique avouée du CCBR pour dissuader les femmes de recourir à l’avortement est d’utiliser des photos chocs d’embryons et de fœtus, autant dans des dépliants que sur de grosses affiches, qu’ils aiment bien traîner sur les campus universitaires et parfois même devant les écoles secondaires.
Sur la couverture du dépliant que j’ai reçu, on voit un embryon à six semaines et un fœtus à 22 semaines, avec le titre « Tous les êtres humains ne devraient-ils pas avoir des droits? ». À l’intérieur, deux fœtus, l’un tenu entre des doigts, avec la mention : « Pilule abortive – sept semaines », l’autre, dont on distingue très bien le visage : « Avortement – 15 semaines ».
C’est une façon « d’humaniser les fœtus, montrer qu’ils ont un visage, qu’ils nous ressemblent », indique Véronique Pronovost, doctorante en sociologie et en études féministes à l’UQAM et membre de la Chaire Raoul-Dandurand.
J’ai fait le tour du dépliant avec elle. Déjà, l’âge donné aux fœtus qu’on aperçoit dans le pamphlet ne correspond pas à leur développement : ils sont plus vieux.
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Sinon, les arguments que le CCBR emploie sont assez simplistes : si quelque chose grandit, n’est-ce pas la preuve que c’est vivant? Si quelqu’un a des parents humains, n’est-il pas leur enfant? On y dit que les droits de l’homme débutent quand l’humain commence, et que, selon la science, l’humain commence à la fertilisation. On y appelle aussi les embryons et les fœtus les « pré-nés ».
Au dos du dépliant, on affirme que l’avortement est une violation des droits de l’homme, et on enjoint à ce que la tuerie cesse. On ajoute que chaque année, au Canada, plus de 100 000 « enfants » sont tués par l’avortement.
« Ils utilisent le champ lexical du meurtre pour essayer de manipuler les personnes, expose la doctorante Véronique Pronovost. On parle d’enfants, de tuer, on parle de mère : tout ce langage-là n’est pas innocent. »
Ainsi, selon le CCBR, on ne peut pas à la fois croire en les droits de la personne et en l’avortement, car la vie commence à la fécondation.
La vie, oui. Mais pas la personne. Parce qu’au Canada, jusqu’à sa naissance, le bébé est légalement considéré comme un organe de la femme qui le porte.
« C’est au moment de l’accouchement que la personnalité juridique est acquise. [Les droits de la personne dès la fécondation], c’est un des chevaux de bataille du mouvement », souligne Véronique Pronovost.
Dans le dépliant, le CCBR cite d’ailleurs la toute première phrase de la Déclaration des droits de l’homme des Nations Unies : « Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde » (caractères gras du CCBR).
N’en déplaise au CCBR, Nations Unies défendent l’avortement via l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) :
« L’inaccessibilité des soins de qualité liés à l’avortement risque de constituer une violation d’un éventail de droits de la personne des femmes et des filles, y compris le droit à la vie ; le droit au meilleur état de santé physique et mentale possible ; le droit de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications ; le droit de décider librement et en toute connaissance de cause du nombre et de l’espacement des naissances et du moment opportun ; et le droit à être protégé contre la torture ou toute autre forme de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »
Ramener la femme au rôle de matrice
Derrière ces pamphlets pro-vie se cache une stratégie à long-terme mûrement réfléchie. Et ça ne se limite pas qu’à l’avortement.
« Ce mouvement est imbriqué dans le mouvement plus large conservateur religieux », précise la doctorante Véronique Pronovost. Selon elle, il s’agit avant tout d’un mouvement dont le but est de « ramener les femmes à cette fonction sociale de la maternité de la reproduction ».
Dans ce monde dont rêve la droite religieuse, les femmes s’occupent des tâches domestiques pendant que les hommes travaillent, la communauté LGBTQIA+ n’existe pas, le rôle de l’État est réduit au minimum, et les programmes sociaux dépendent uniquement de la charité, ajoute Pronovost.
Selon la doctorante, si des groupes tels que le CCBR se souciaient réellement de la santé d’un enfant à naître, ils militeraient également pour des programmes tels qu’un système de santé universel, une assurance-médicament en béton, et tous ces autres filets sociaux qui assurent au plus grand nombre une enfance décente.
Eh bien, non. Le mouvement pro-vie aurait même l’effet contraire.
« On a vu une hausse de la mortalité infantile et une hausse de la mortalité maternelle dans les États où l’avortement est restreint », expose Pronovost.
Aux États-Unis, certaines femmes œuvrant dans les mouvements pro-vie, ont d’ailleurs souligné ce manque de cohérence et martelé l’importance de développer un filet social. Elles étaient toutefois très minoritaires, rapporte Véronique Pronovost, qui a elle-même passé quatre mois au sein du mouvement pro-vie, en 2022.
Sur le pamphlet du CCBR, on propose de l’aide pour les personnes enceintes.
J’ai décidé d’appeler le numéro de téléphone et ai eu droit à un message pré-enregistré où un homme m’a mansplainé pendant deux bonnes minutes que j’étais complètement folle de même considérer l’avortement. J’ai laissé un message et on ne m’a jamais rappelée.
Ensuite, je me suis rendue sur le site Helpforprengnancy.ca, indiqué sur le dépliant. Après avoir dû visionner deux vidéos antiavortement, on m’a prodigué une liste de ressources canadiennes, dont l’organisme albertain aptement nommé Let Them Live et d’autres organismes voués au maintien du fœtus dans le ventre de la femme.
Fait à noter : aucun organisme québécois ne figurait sur la liste.
Féminisme, écologie et droits de la personne pour les anti-choix
Pour faire avancer sa cause, la droite religieuse recrute au sein des groupes jeunesse des églises, sur les campus universitaires, et dans le milieu protestant et conservateur.
C’étaient d’ailleurs de très jeunes hommes et une seule jeune femme qui distribuaient les dépliants du CCBR dans les rues de Montréal.
« Honnêtement, j’ai quasiment l’impression que c’étaient des adolescents », s’étonne Laurent Victor Lemieux, qui a été témoin de son balcon non seulement de la distribution des dépliants dans les boîtes aux lettres de Villeray, mais aussi d’une altercation avec une résidente et d’une autre avec les policiers, qui ont dû informer la joyeuse bande du règlement municipal sur la distribution de publicité.
Comment le CCBR s’y prend pour convaincre cette jeune génération du bien-fondé du mouvement antiavortement? Là où on ne s’y attendrait pas du tout : à gauche.
« Ce qui est super intéressant, c’est cette capacité de recadrer le discours antiavortement en l’ancrant dans le discours de gauche, souligne Véronique Pronovost. Il y a une simplicité dans le discours sur l’amour, les droits de la personne, la lutte pour la justice, pour ceux qui n’ont pas de voix. »
Sur le site d’aide aux femmes enceintes auquel renvoie le dépliant du CCBR, on se la joue même féministe! Dans une vidéo au visuel léché, on idéalise la maternité et utilise la notion d’empowerment pour dire aux femmes enceintes qu’elles sont capables de mener leur grossesse à terme. Ça a l’air féministe, mais « on vient trahir les idées de base du féminisme », dénonce Véronique Pronovost.
Vidéo de l’organisation Choice 4 2, tentant de convaincre les jeunes femmes enceintes qu’elles sont assez fortes pour être mères.
Mais les arguments qui pognent le plus sont de loin ceux concernant les droits de la personne.
L’organisme Campagne Québec-Vie en a fait le thème de sa Marche pour la vie, et lançait « un appel pressant à la population québécoise à se mobiliser en faveur du droit à la vie de chaque être humain, de la conception jusqu’à la mort naturelle ».
Si la question des droits de la personne n’est pas particulièrement prisée par la droite religieuse, c’en est une qui peut cependant résonner au sein de la jeunesse, plus idéaliste.
« Je pense qu’il y a, dans les milieux antiavortement, quelques personnes très sincères qui s’intéressent à la question des droits de la personne chez les plus vulnérables, des questions auxquelles la plupart d’entre nous sont très sensibles. C’est très attirant comme framing d’en faire une question morale et politique qui peut enflammer les passions », avance Frédérique Chabot, la directrice générale de Action Canada pour la santé et les droits sexuels.
La question de l’avortement peut alors sembler très simple. C’est noir ou c’est blanc. C’est la mort ou c’est la vie.
Une telle vision met toutefois de côté la complexité de la vie d’une femme : comment la santé reproductive fonctionne, comment la contraception ne marche pas toujours ou peut être difficile à obtenir, comment certaines femmes sont vulnérables ou vivent des violences conjugales qui sont exacerbées par la grossesse, comment il peut être difficile de négocier le port du condom, comment une grossesse peut être dangereuse, comment la pauvreté affecte le bien-être d’un enfant…
« Ce n’est pas possible de donner des droits au fœtus sans complètement enlever l’autonomie corporelle des personnes qui portent les bébés », maintient Frédérique Chabot.
Autrement dit, on ne peut donner des droits au fœtus sans en enlever à la femme.
Les droits des femmes, c’est une question qui n’est pas soulevée dans le dépliant. La dernière section du pamphlet : « Et si la vie de la mère est en danger? », affirme même que l’avortement n’est jamais nécessaire pour sauver la vie d’une femme. C’est « complètement faux », rappelle Véronique Pronovost.
Les groupes pro-vie ne semblent pas se soucier d’une vie en particulier : celle de la femme.
Gardons l’œil ouvert, mesdames.
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