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Quand le bien-être des enfants prend toute la place

Est-ce que la parentalité positive rend les parents trop anxieux ?

Par
Gabrielle Tremblay-Baillargeon
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Mes parents, comme la plupart des parents des années 1990, n’avaient pas peur de me crier dessus. Pas tout le temps, là, rassurez-vous, mais si on n’écoutait pas ou qu’on chialait un peu trop, disons que le « va dans ta chambre » n’était jamais bien loin.

Maintenant que je suis mère à mon tour, un vent de changement souffle – et il souffle pas mal fort. Je pratique, comme presque tout le monde autour de moi, la parentalité positive.

Quand je hausse le ton, je me sens coupable durant des heures. Et je ne suis pas la seule : selon un sondage très scientifique réalisé auprès des parents de mon entourage, l’anxiété règne en maître.

Si j’ai toujours aspiré à une parentalité bienveillante, je commence à me questionner sur la manière dont elle me fait sentir.

Coudonc, c’est-tu ça, être un « bon parent » ?

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Je suis loin d’être la première à ajouter une pierre à l’édifice de cette grande remise en question collective. Ces temps-ci, plusieurs podcasts, articles et posts Instagram (on ne peut pas y échapper) remettent en question notre anxiété de performance parentale collective. On souhaite élever nos enfants au meilleur de nos capacités, mais ce faisant, est-ce qu’on se met trop de pression pour être parfait? Et surtout, est-ce que notre désir d’être le meilleur parent possible peut finir par nuire à nos enfants ?

Plus qu’une tendance

La parentalité positive (ou bienveillante, ça dépend d’à qui vous parlez) est omniprésente dans l’écosystème parental occidental. L’approche prône, entre autres, un accompagnement soutenu des émotions de son enfant et une communication horizontale basée sur l’échange et la compréhension mutuelle. C’est un courant à la mode, oui, mais c’est aussi une technique d’éducation qui se base sur la science.

C’est vrai : les études démontrent que le style parental démocratique, qui offre un encadrement empreint d’écoute et de compréhension, résulterait en un développement psychologique, social et cognitif optimal. Les enfants qui bénéficient d’un cadre bienveillant seraient donc plus heureux et en meilleure santé.

Être un parent empathique qui accueille les émotions de son enfant est devenu l’idéal à atteindre. Même si la France a largement critiqué la tendance l’an dernier et que plusieurs scientifiques ont critiqué les dérives du mouvement, l’approche a fait ses preuves.

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Sur les réseaux sociaux, des professionnels de la petite enfance se créent des comptes Instagram bourrés de trucs pour parfaire la méthode au quotidien. En parallèle, ils et elles en profitent généralement pour vendre des programmes de formation ou du coaching pour accompagner les parents qui souhaitent encadrer leurs enfants au mieux de leurs capacités… sans leur crier dessus.

C’est le cas de Krysta Letto, co-fondatrice de Cœur en tête et détentrice d’une maîtrise en psychoéducation. Sur son compte Instagram, on retrouve plusieurs contenus axés sur la parentalité positive, dont plusieurs pourraient être qualifiées de hot takes. « Les émotions ne font pas peur aux enfants. Être laissé seul avec les émotions est ce qui fait peur aux enfants », peut-on y lire.

C’est sûr que de croiser ce genre de phrase-choc dans ton feed, entre une vidéo de get ready with me et le déjeuner de ton ex-collègue, c’est surprenant. Reste que tout le contenu de Cœur en tête est basé sur de la recherche – et créé par des professionnelles chevronnées, qui plus est. Parmi elles, la docteure en neuropsychologie Karolann Robinson a activement participé à la mise en place de l’entreprise et de ses contenus. C’est peut-être ça, comme parent, qui nous angoisse autant : de savoir qu’il y a une bonne et une mauvaise manière de faire les choses.

« On a beaucoup plus de connaissances qu’avant. Ça fait en sorte qu’on se met la barre plus haute. »

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« On veut devenir un parent qui met des limites, mais qui est en même temps chaleureux, qui ne lève pas le ton, qui est présent pour son enfant… mais ce n’est pas ça, la vraie vie », relate Julie Lessard, professeure titulaire au Département des fondements et pratiques en éducation de l’Université Laval. À l’heure actuelle, la professeure et son équipe développent un outil pour évaluer le sentiment de honte et de culpabilité vécu par les parents, qui connaît une ascension vertigineuse depuis quelques années.

Pas le droit à l’erreur

Selon l’Enquête québécoise sur la parentalité de 2022, 48% des parents disent s’imposer « souvent » ou « très souvent » de la pression concernant la façon dont ils s’occupent de leurs enfants. Et ces attentes-là, elles ne viennent pas des amis, du voisin ou des grands-parents. C’est celle des parents envers eux-mêmes. « Tout ça part d’une bonne intention : le désir d’offrir le meilleur à son enfant », explique Chloé Gaumont, psychoéducatrice. Dans ses cliniques de Saint-Bruno de Montarville et de Saint-Lambert, la professionnelle de la petite enfance a rencontré plusieurs parents qui présentent, me confie-t-elle, « une grande peur de traumatiser leur enfant ». Rien de moins. « Il y a un désir de tout faire à la perfection. Les parents ne se laissent pas la chance de faire des erreurs », poursuit la psychoéducatrice.

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« Parfois, quand je perds patience après mon fils, je peux me sentir mal pendant des jours. J’imagine le pire : je me dis que si je continue, il va devenir un homme violent, plus tard », me dit Fannie, à moitié à la blague, à moitié en panique. Brigitte, mère d’une petite fille de 4 ans, connaît trop bien le sentiment.

« J’ai l’impression qu’à la seconde où on déroge un peu de l’accueil et de la bienveillance, on se tape sur la tête », me confie-t-elle.

Ce cycle-là est vicieux. Les parents apprennent des techniques d’éducation bienveillante et tentent de les appliquer au mieux de leurs capacités. Lorsque celles-ci ne fonctionnent pas pour une raison ou pour une autre, ils se découragent et deviennent anxieux. « Ça entraîne une espèce d’hyper vigilance : on n’est plus dans le moment présent avec notre enfant, parce qu’on pense à la manière dont on doit agir ou lui répondre », souligne Chloé Gaumont.

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On le devine, cette anxiété n’est pas très bénéfique pour le parent. La culpabilité et la honte peuvent avoir un impact sur son estime de soi, mais aussi entraîner des symptômes dépressifs. « Les parents ont l’impression qu’ils cumulent des échecs alors que ce ne sont pas des échecs. C’est de l’apprentissage », relate Chloé Gaumont. Ce que les cliniciens tendent à démontrer, précise-t-elle, c’est que des interventions qui sont appropriées, le tiers du temps, vont soutenir le bon développement d’un enfant. Vous avez bien lu : le tiers du temps.

Ayoye, ça fait mal

Difficile de ne pas entrevoir ici un lien avec la maternité intensive, un concept théorique développé au tournant des années 2000. Celle-ci consiste en une vision de la maternité ancrée dans une sensibilité accrue aux besoins émotifs et psychologiques des enfants, mais surtout une forme de sacrifice de soi à sa progéniture. En gros, il s’agit de la mentalité du « mon enfant, c’est toute ma vie ».

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Les études ont démontré que la maternité intensive, accentuée par la démocratisation des connaissances liées à l’éducation des enfants et à la propension des mères à s’informer davantage sur les pratiques parentales, a nettement augmenté le niveau d’anxiété de performance des parents de ma génération. À trop vouloir bien faire, les mères développent une grande culpabilité face au temps passé avec leurs enfants, à la manière dont elles l’occupent, mais aussi à toutes les façons dont elles tissent et nourrissent un lien émotif avec eux.

Malgré tout, Krysta Letto croit que les sentiments négatifs vécus par les parents ont une utilité.

« Quand on se sent mal, c’est souvent parce qu’on agit à l’extérieur de notre cible », indique la cofondatrice de Cœur en tête.

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Et c’est vrai : si on ne souhaite pas être un parent qui crie pour rien, c’est sûr qu’on n’a pas envie de s’applaudir après l’avoir fait. Malgré tout, cette culpabilité-là nous permet de grandir, de nous observer et, qui sait, de défaire quelques nœuds au passage.

En prendre et en laisser

Est-ce que ce ne serait pas ça, le problème au fond, avec la parentalité bienveillante ? On demande aux parents d’accompagner leur enfant dans ses crises et ses débordements en nous expliquant que son cerveau n’est pas assez mature pour s’autoréguler quand nous-mêmes, en tant qu’adultes, on a encore de la difficulté à le faire.

« C’est un idéal qui n’est pas possible à atteindre. Ça ne tient pas compte du fait qu’on est des humains et que nous aussi, on a des réactions qu’il faut savoir gérer », pense Julie Lessard.

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C’est certain qu’en tant que parents millénariaux qui ont grandi à une époque où fumer en dedans d’un Saint-Hubert relevait de la normalité et où nos émotions d’enfant étaient plus souvent réprimées qu’accueillies, la parentalité bienveillante semble loin de ce qu’on a connu. Qui plus est, les parents ont tendance à reproduire le style d’éducation qu’ils ont reçu. Et défaire des pratiques ancrées en soi, ça demande pas mal de job. « Quand je compare la façon dont j’ai été élevée et la façon dont j’aimerais élever mon fils, c’est deux mondes opposés. J’ai des réflexes qui me viennent et j’essaie de les éviter au possible, mais il n’empêche que je les ai », explique Alexia, maman d’un petit garçon qui vient tout juste d’entrer dans son terrible two.

Dernièrement, une résurgence du modèle du good enough parent semble émerger sur les réseaux sociaux. Soyez doux avec vous-mêmes. Il n’y a pas de parent parfait, écrivait Coeur en tête sur son compte Instagram, la semaine dernière. Exit les publications directives, bonjour la compassion.

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Si une certaine fatigue se fait sentir chez les parents, les spécialistes n’ont pas d’autre choix que d’embarquer dans le bateau. Écrasés par le poids d’une perfection inatteignable, certains parents quittent, de manière partielle ou totale, le modèle positif, qui génère en eux trop de pression. « J’ai l’impression d’avoir été un peu aveuglée par le courant de la parentalité positive. J’ai tellement cru mordicus que c’était important que je ne me suis pas informée sur les autres méthodes d’éducation. Aujourd’hui, si je pouvais faire les choses différemment, je le ferais », indique Brigitte.

Je suis loin de quitter la parentalité bienveillante, mais disons que dernièrement, je me sens moins coupable de mettre des limites de manière plus ferme. Un petit « OK, ça suffit » est vite arrivé, mais s’il est entrecoupé de rigolades, de câlins pendant les crises et de tour de passe-passe pour arriver à mettre la cristi de tuque avant de sortir de la maison, je pense que c’est correct.

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