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Pourquoi les soins dentaires ne sont-ils pas couverts par la RAMQ ?

Avoir des dents est-il un privilège ?

Par
Sarah-Florence Benjamin
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Un numéro inconnu apparaît sur l’afficheur de mon téléphone. Je décroche en m’attendant à me faire dire que j’ai commis une fraude et que la GRC est sur le point de perquisitionner mon 5 et demi. Ce qui m’attend au bout du fil est beaucoup plus angoissant: la voix de la réceptionniste de mon cabinet de dentiste. Elle veut prendre rendez-vous avec moi pour un nettoyage annuel et des scellants.

Vient alors le malaise que j’essayais d’éviter en ghostant mon dentiste. «Je n’ai plus mon assurance étudiante, je n’aurai pas l’argent.»

Selon l’Institut de recherche et d’information socio-économiques, en 2016, 27 % des Québécois·e·s n’ont pas pu bénéficier de soins dentaires ou d’examen faute de moyens.

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Selon l’Institut de recherche et d’information socio-économiques, en 2016, 27 % des Québécois·e·s n’ont pas pu bénéficier de soins dentaires ou d’examen faute de moyens. Ce sont les personnes les plus vulnérables qui ont moins accès aux soins dentaires, pourtant, ce sont celles qui en ont le plus besoin.

Pourquoi la santé dentaire ne fait-elle pas partie des soins garantis pour la RAMQ? La réponse est plus complexe que «on n’y a pas pensé».

Comment on a failli avoir une assurance dentaire

Le Canada s’est bâti une réputation sur son assurance maladie publique, mais partout au pays, les soins dentaires sont relégués majoritairement au privé. En 2013, 51% de la population du pays payait ses soins dentaires à travers une assurance fournie par leur employeur, 44% payait de sa poche et seulement 5% avait droit à des soins payés par le gouvernement.

Selon Carlos Quiñonez, professeur à la faculté de dentisterie de l’Université de Toronto, il faut se pencher sur l’histoire de l’assurance pour comprendre l’état des choses actuel. Il propose cinq facteurs interreliés pour expliquer l’absence des soins dentaires dans l’assurance maladie canadienne: la législation, l’avis professionnel des dentistes, l’économie, la vision socioculturelle de la santé dentaire et la prévalence épidémiologique des maladies buccodentaires.

Le progrès apporté par la fluoration de l’eau laissait croire que le simple fait de se brosser les dents régulièrement était suffisant pour maintenir une bonne santé buccale.

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En 1943, le gouvernement fédéral a présenté un projet de loi pour une assurance maladie qui comprenait un volet dentaire. Cela n’a pas donné naissance à une loi avant 1957 avec la Loi sur l’assurance hospitalisation et les services diagnostiques qui, cette fois, n’englobait pas les soins dentaires. Durant les années 60, le gouvernement a investi dans les programmes sociaux, dont certains rendant les soins dentaires plus accessibles pour les enfants et les personnes assistées sociales.

Ces programmes ont été coupés comme beaucoup d’autres durant les années 80, où le désengagement du secteur public était autant à la mode que le spray net. Même chose au Québec, où les enfants de plus de 10 ans ont été retirés du régime d’assurance en 1992.

La grande prévalence des maladies buccodentaires dans la population laissait croire qu’inclure les soins dentaires dans une assurance aurait généré des coûts importants et une hausse des visites chez le dentiste. Les ordres de dentistes de l’époque évoquaient le manque de personnel pour répondre à cette nouvelle demande comme raison de ne pas assurer les soins dentaires.

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La vision des comités à l’origine de ces choix de politique d’assurance publique était généralement que la santé était une responsabilité individuelle. Même chose pour les dents, le progrès apporté par la fluoration de l’eau laissait croire que le simple fait de se brosser les dents régulièrement était suffisant pour maintenir une bonne santé buccale.

Considérée comme un problème qui allait se régler de lui-même, la santé dentaire des Canadien·ne·s a cessé d’être un enjeu de santé publique dans l’imaginaire collectif.

Et pour un moment, la classe moyenne grandissante ayant accès à des emplois payants et une foule d’avantages sociaux (dont une assurance dentaire) partageait cet avis. Le besoin pour une assurance dentaire publique ne paraissait pas urgent, surtout si cela s’accompagnait d’une hausse d’impôts. Considérée comme un problème qui allait se régler de lui-même, la santé dentaire des Canadien·ne·s a cessé d’être un enjeu de santé publique dans l’imaginaire collectif.

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L’accès difficile aux soins dentaires

Il est maintenant de plus en plus évident que du fluor et de la soie dentaire ne sont pas suffisants pour garantir la santé dentaire de tout le monde.

Selon l’IRIS, les ménages québécois dépensaient en moyenne 529 $ en soins dentaires.

Selon une étude de l’Académie canadienne de la santé, six millions de Canadien·ne·s ne consultent pas de dentiste chaque année en raison des coûts. Et ces coûts augmentent. 96 % des dentistes du Québec pratiquent en cabinet privé et leurs tarifs fluctuent selon le marché. En 2016, selon l’IRIS, les ménages québécois dépensaient en moyenne 529 $ en soins dentaires. Ce montant inclut les primes de leur régime d’assurance dentaire ainsi que les frais directs pour les soins dentaires. Ces dépenses représentent une augmentation de 19,1% par rapport à 2012. Et cette augmentation se poursuit, bien au-delà de l’inflation. Entre 2010 et 2016, l’augmentation des coûts pour les soins dentaires dépassait l’inflation de 13,1%. Et c’est au Québec que cette augmentation est la plus marquée.

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Les soins dentaires sont particulièrement difficiles d’accès pour les franges les plus démunies de la société, soit: les personnes à faible revenu et leur famille, les jeunes adultes et personnes actives n’ayant pas accès à une assurance privée, les personnes âgées vivant en établissement, les autochtones, les réfugié·e·s, les immigrant·e·s, les personnes handicapées, les personnes vivant en région éloignée des grands centres. Cette inégalité dans l’accès aux soins est paradoxale: les personnes ayant le plus de difficulté à obtenir des soins sont celles qui souffrent le plus de problèmes buccodentaires.

Ces problèmes buccodentaires ne sont pas réglés avant qu’ils dégénèrent et que la personne doive être traitée d’urgence, ce qui engendre des coûts supplémentaires pour le système de santé. De plus, une mauvaise santé orale peut faire empirer des conditions chroniques déjà existantes, comme le diabète ainsi que des maladies respiratoires et cardiovasculaires.

Selon l’Association des dentistes de santé publique, seulement 5% des personnes âgées en CHSLD bénéficient d’une assurance dentaire.

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Une mauvaise santé dentaire ou des dents arrachées, en plus d’avoir des conséquences sur l’apparence et l’estime de soi des personnes, sont aussi liées à un moins bon niveau de vie. Selon cette étude citée par la magazine The Atlantic, perdre une dent entraîne la perte de 720 $ de revenus par année pour une femme qui gagne 11$ de l’heure. On a tendance à ne pas vouloir engager une personne aux dents laides, comme on veut moins lui louer un appartement.

Le problème est particulièrement criant chez les personnes âgées. Selon l’Association des dentistes de santé publique, seulement 5% des personnes âgées en CHSLD bénéficient d’une assurance dentaire. Chez les personnes âgées vivant à domicile, c’est 27%. Dans un Québec où la population vieillit, on compte deux fois plus d’édentation et de prothèses que dans le reste du Canada. Les personnes âgées en perte d’autonomie sont particulièrement vulnérables aux problèmes dentaires, comme elles ne peuvent plus s’occuper seules de leur santé aussi adéquatement.

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Vers l’assurance universelle?

En 2018, Québec Solidaire a fait de l’assurance dentaire une de ses promesses de campagne. Leur plan de 950 millions de dollars comprenait la mise sur pied d’un programme de soins dentaires préventifs, une plus grande autonomie des hygiénistes dentaires et une assurance publique pour les soins dentaires.

La rémunération à l’acte sous une assurance publique pourrait mener au surdiagnostic et au surtraitement.

Ce ne sont pas seulement les coûts hypothétiques d’un tel projet qui soulèvent des inquiétudes. Pour Anne Plourde, chercheuse à l’IRIS, le mode de rémunération des dentistes pose aussi problème dans l’équation. Dans un billet publié en 2019, elle souligne que la rémunération à l’acte sous une assurance publique pourrait mener au surdiagnostic et au surtraitement. Comme on le constate chez certains médecins, la rémunération à l’acte motive des rencontres très courtes et nombreuses et une préférence pour des traitements plus payants. Ces pratiques causent un gaspillage important de fonds publics qui pourrait être aggravé par la mise en place d’une assurance dentaire.

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Lors de la campagne électorale fédérale de 2019, le chef du NPD Jagmeet Singh avait promis d’instaurer un régime d’assurance dentaire publique s’il était élu. À la veille du déclenchement d’élections (qu’il ne veut pas), il revient à la charge en affirmant que les élections les plus chères de l’histoire coûteront presque autant qu’une année de soins dentaires pour tous les Canadien·ne·s.

Comme beaucoup de débats de santé publique, la question des soins dentaires a dû laisser le devant de la scène à la crise de la COVID. Les inégalités en termes d’accès aux soins, cependant, n’ont pas disparu pendant la pandémie, au contraire.