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Pourquoi les riches paient cher pour ne pas avoir l’air riches

Du laid au banal, l’industrie des vêtements de luxe va de plus en plus loin.

Par
Billy Eff
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« Steal his look » (Volez son look), nous dit le mème. On peut le faire avec n’importe qui : suffit de choisir le personnage le plus ordinaire auquel on peut penser et de trouver des versions de son costume qui coûtent un mois de loyer.

Si vous flânez sur SSENSE, Mr Porter ou autres Très Bien, ou si vous avez vu le dernier défilé Balenciaga, vous avez probablement remarqué que la tendance dans la mode de luxe est d’avoir l’air plus pauvre qu’on ne l’est vraiment.

Mais qu’est-ce qui explique qu’on puisse dépenser des centaines de dollars pour un t-shirt blanc tout à fait banal, ou des milliers pour des souliers qui ont l’air d’avoir été récupérés sur des fils électriques dans un quartier chaud?

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Dans une société où se démarquer à tout prix est valorisé, les vêtements banals deviennent de nouveaux marqueurs sociaux. Ces pantalons ont-ils été dérobés à un gars de construction après son shift, ou ont-ils coûté 800 $? Pour le savoir, il faut être riche ou bien au fait de la mode actuelle!

« Normcore », ou les nerds au service de la mode

Ce retour vers une simplicité qui s’opère dans la mode, on le doit entre autres à Steve Jobs. Exemple souvent cité d’une personne riche qui s’habille tout à fait normalement, Jobs portait toujours plus ou moins la même chose. Des Levi’s 501 (90 $), des New Balance 991 (≈ 300 $, mais seulement une centaine de dollars à l’époque), et un chandail à faux col-roulé Issey Miyake (≈ 300 $, mais 175 $ à l’époque). Il était bien connu pour ce look et c’était précisément son but : créer une image de marque.

Dans une société où se démarquer à tout prix est valorisé, les vêtements banals deviennent de nouveaux marqueurs sociaux.

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Cela fait partie des règles si l’on souhaite réussir dans la Silicon Valley : s’habiller simplement et de manière constante force les gens à nous juger sur nos habiletés et nos accomplissements plutôt que sur des signes ostentatoires de richesse. Et les riches en ont pris bonne note.

Simplicité volontaire

Vous vous souvenez du début de la pandémie, quand on a tous et toutes eu une obsession de deux semaines avec Marie Kondo? Ça fait longtemps que les gens fortunés font appel aux services de professionnel.le.s comme Kondo pour désencombrer leurs vies. Alors qu’on a tendance à s’imaginer que cette classe de personnes ne fait que dépenser, consommer et amasser, c’est avant tout la simplicité et la maximisation de son temps libre qui guident ses achats. Oui, un jet privé est un signe clair de richesse, mais surtout, il permet de sauver du temps et rend la vie beaucoup plus simple.

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Les vêtements étant une représentation extérieure de qui l’on est, s’habiller simplement donne l’impression, aussi fausse soit-elle, que l’on est une personne simple. Mais même dans la simplicité, les riches ne jouent simplement pas dans la même cour que nous. Porter un chandail blanc, oui, mais pas n’importe lequel! Et quand notre pouvoir d’achat grandit, notre standard monte aussi. Un chandail blanc à 200 $ semble donc normal.

Il y aussi là-dedans une question de mentalité : lorsqu’on est réellement riche, le genre de riche peut s’acheter le magasin au complet sans trop se soucier de ce que ça ferait à son budget, avoir des signes ostentatoires de richesse n’est plus trop nécessaire. On n’a plus rien à prouver à qui que ce soit, donc des vêtements très simples font largement l’affaire.

S’inspirer de la rue

Si les gens très riches ont tendance à tout faire différemment, les gens qui les servent aussi. C’est le cycle de l’art : les gens créatifs ont tendance à avoir beaucoup de goût, et souvent peu de moyens. Des mécènes (ou des client.e.s) fortuné.e.s, qui ont passé trop de temps à faire du cash pour devenir créatif.ive.s, les trouvent et financent leur démarche artistique. Dans la mode occidentale, les styles passent du bas au haut de l’échelle sociale très rapidement, avant de redescendre et se diffuser dans la population générale.

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Prenons par exemple les jeans troués. Il y a une époque où avoir des trous dans ses jeans voulait dire qu’on était de basse extraction sociale, jusqu’à ce que des designers se mettent à en vendre avec des trous préfaits. Pendant quelques années, c’était vu comme une lubie de la haute couture, et finalement, des magasins comme H&M et Forever 21 les ont démocratisés, et ils sont maintenant partout.

Un peu comme l’impressionnisme ou l’art abstrait, la mode de luxe banale ou carrément laide n’est pas qu’une tendance, c’est un courant

On peut aussi penser à Daisuke Obana, le designer de la marque japonaise de haute streetwear N. Hoolywood, qui a créé un tollé en 2017 avec sa collection d’automne inspirée par les personnes en situation d’itinérance qu’il a vues lors de ses périples aux États-Unis. Le journaliste de mode Steve Dool a dit de ce concept qu’il était « soit condescendant, ignorant, presque inconcevablement déconnecté ou une combinaison infernale des trois ». Qu’importe, une ligne avait été franchie et les designers ont couru de l’autre côté.

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Résultat : Kanye et le fiasco de sa collection Gap, inspirée elle aussi par les personnes sans-abris. Ou encore Balenciaga qui organise son défilé de la Paris Fashion Week dans des tranchées. Le problème en soit n’est pas que ces designers se soient inspirés des gens de la rue et de leur ingéniosité, c’est l’insulte d’accoler à leurs produits des prix exorbitants, sans aucun plan pour en redistribuer une partie des profits aux personnes en situation d’itinérance.

L’apologie du mauvais goût

Si certaines personnes avec beaucoup d’argent optent pour des looks simples mais chers, une proportion grandissante préfère carrément la laideur. Et ça, on en est tous et toutes coupables. Que ce soit la mode des souliers carrément laids de Balenciaga, de Raf Simons ou des studios Acne ou les jeans pré-souillés vendus chez Nordstrom, la laideur hors de prix, c’est in!

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Dans des études comenées par trois universités américaines, des chercheuses ont montré à des participant.e.s plusieurs vêtements, objectivement « beaux » ou « laids », venant de boutiques aussi communes que H&M à des créations spéciales de Gucci.

s’habiller simplement et de manière constante force les gens à nous juger sur nos habiletés et nos accomplissements plutôt que sur des signes ostentatoires de richesse

Très vite, elles se sont rendu compte que les gens percevaient clairement les vêtements laids comme étant plus chers et plus « à la mode », et que les gens avaient tendance à remarquer plus rapidement, et à se souvenir plus longtemps, des items laids. De plus, les chercheuses ont trouvé qu’un logo ou une indication de la marque était nécessaire pour qu’un « beau » produit soit vu comme étant « de luxe ». Autrement dit, notre cerveau a tendance à se dire que si un vêtement est très laid, il doit forcément venir d’un.e grand.e designer.

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Ce qui rend ces morceaux « laids » si attractifs pour les gens avec beaucoup d’argent, c’est qu’ils leur permettent de sortir du lot, sans qu’on sache trop pourquoi. Une personne lambda qui voit une riche héritière porter des Golden Goose dans la rue se dira : « Tiens, cette dame porte de vieux Converse tout sales, elle doit être average. » Toutefois, si cette même héritière devait arriver au Four Seasons, il serait clair pour tout le monde sur place que ses souliers lui ont coûté près d’un millier de dollars. Il s’agit d’un signe pas trop ostentatoire qu’on a beaucoup d’argent, puisque seulement les gens riches ou bien au fait de la mode sauront le reconnaître.

La mode n’existe pas en silo, c’est un miroir de notre société. Ça peut aussi, selon notre regard, être considéré comme de l’art. Un peu comme l’impressionnisme ou l’art abstrait, la mode de luxe banale ou carrément laide n’est pas qu’une tendance, c’est un courant, un nouveau terrain de jeux dont les designers pourront repousser les limites.

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Tant que les gens auront beaucoup d’argent et une soif sans fin pour la nouveauté, ces vêtements continueront de gagner en popularité.