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Pourquoi les fans de Taylor Swift partent en guerre contre Ticketmaster
Sur cette planète, il y a des femmes et des hommes qui ont des pouvoirs qui semblent illimités. Ils peuvent renverser l’opinion publique, être de réels acteurs de changement dans la société; en somme, faire du monde un endroit meilleur pour leur cause commune.
Je ne parle pas des politicien.ne.s. Je parle ici de gens plus enclins à prendre les choses en main : les fans de Taylor Swift. Dévoués comme ils sont, les fans (et les bots de revendeurs de billets qui veulent l’argent des fans) ont fait planter le site de Ticketmaster lors de la prévente de billets pour la prochaine tournée de la chanteuse Nashvilloise. Pour honorer le nombre de billets que les gens ont tenté d’acheter, Taylor Swift devrait donner 900 concerts d’aréna à guichets fermés, selon l’entreprise de billetterie.
À la suite de ce fiasco, le Département de la justice des États-Unis a annoncé qu’une enquête antimonopole sur Live Nation et Ticketmaster avait été ouverte. Selon le New York Times, « l’enquête vise à déterminer si Live Nation Entertainment a abusé de son pouvoir sur le secteur de la musique en direct, qui représente plusieurs milliards de dollars. »
Cette enquête, qui n’est pas spécifique à la situation de Taylor Swift, pourrait être un premier pas vers une refonte complète de l’industrie musicale, qui est actuellement aux prises avec un problème de monopole.
Voici donc ce qui se passe dans le cas Live Nation/TicketMaster versus les fans.
Consolider pour créer un monopole
Dès les années 1930, la plupart des pays occidentaux avaient au moins tenté de mettre en place des lois qui rendraient les monopoles illégaux, ou du moins, très difficiles à créer. Déjà à l’époque, les politiciens américains et canadiens estimaient que les monopoles étaient une menace à la démocratie elle-même, et qu’ils ne profitaient à personne excepté les cadres et les investisseurs.
Mais des politiques plus conservatrices aux États-Unis ont fait changer le narratif, et bien que certaines fusions et acquisitions aient été empêchées, notamment dans le monde de l’édition, le monde de la musique a pu opérer sans trop se faire rappeler à l’ordre.
Près de 27 % du prix de votre billet est composé de frais facturés par Ticketmaster et Live Nation, et près de la moitié des revenus de l’entreprise proviennent de ces frais.
C’est ce qui fait qu’en 2009, Live Nation et Ticketmaster ont eu le droit de fusionner. Live Nation est l’un des plus gros promoteurs et gestionnaires de salles de spectacle au monde, et Ticketmaster, la plus grande compagnie de vente et distribution de billets de spectacles et d’événements sportifs. Pour mettre tout ça en contexte, ça veut dire que le conglomérat peut contrôler tous les aspects de ses événements, de A à Z.
Live Nation a sa propre agence de gérance d’artistes, Artist Nation, qui compte certains des plus grands noms de la musique et de l’humour, d’Andrea Bocelli à Dave Chapelle, en passant par Arcade Fire et The Smashing Pumpkins. Quand vient le temps de planifier des tournées pour ces artistes, pas besoin de chercher bien loin : Live Nation gère aussi des salles de spectacle.
Pour la vente de billets, l’entreprise possède désormais Ticketmaster, avec lequel elle perçoit une première ronde de profits (vous savez, ces fameux « frais de service » inexplicables). Mais, pour contrer le fléau que représentent les scalpers qui tentent de vous vendre des billets plus chers, Ticketmaster a aussi créé sa propre plateforme de revente de billets… ce qui entraîne une deuxième ronde de profits en frais de service.
Et voilà comment on se ramasse avec des billets pour Bruce Springsteen à 5 000 $!
Pourquoi est-ce que le gouvernement intervient maintenant?
Lorsqu’il a autorisé la fusion des deux géants de l’industrie du divertissement live, le gouvernement a aussi imposé un décret de consentement antimonopole, supposé les empêcher d’abuser de leur pouvoir sur le marché. À de maintes reprises au cours des dernières années, Live Nation a dû dédommager de nombreux clients et clientes et a été trouvée coupable d’avoir, en effet, abusé de son pouvoir. L’entreprise a aussi fait l’objet de recours collectifs au Canada.
Juste avant la pandémie, le gouvernement américain a entre autres constaté que Live Nation a forcé les salles de concert à utiliser Ticketmaster comme service de billetterie pour pouvoir y booker des artistes géré.e.s par Live Nation, ce qui représente une violation claire des balises imposées. Le Département de la justice a donc assigné un contrôleur indépendant à l’affaire pour mener l’enquête plus loin et a prolongé le décret de consentement, initialement censé expirer en 2020, jusqu’en 2025.
Bien que ce ne soit pas cette tournée de Swift qui ait motivé le Département de la justice à enquêter sur Live Nation et Ticketmaster, de précédentes tournées de la chanteuse et de ses pairs ont soulevé de nombreuses questions sur les agissements de ces deux compagnies devenues une. En fait, ça fait des années que les gens se plaignent : il y a près de 30 ans, Pearl Jam partait même en guerre contre Ticketmaster!
Concernant les ventes de billets, c’est l’opacité de la compagnie qui inquiète le gouvernement et les consommateur.trice.s. Que ce soit pour des billets de théâtre, de concert, de festival ou d’événement sportif, des frais s’appliquent : de service, de traitement, d’installation, de livraison… Près de 27 % du prix de votre billet est composé de frais facturés par Ticketmaster et Live Nation, et près de la moitié des revenus de l’entreprise proviennent de ces frais.
Tout cela serait relativement normal dans une industrie où il n’y aurait pas de monopole décidant arbitrairement des prix des billets. Mais l’emprise de ce conglomérat sur le monde de la musique est énorme, au point où il est quasiment impossible de planifier une tournée pour laquelle Live Nation Entertainment ne recevrait pas un centime.
D’ailleurs, l’an dernier, une lettre ouverte a été adressée à la Commission fédérale du commerce des États-Unis par des membres du Congrès, exhortant l’agence à enquêter sur les pratiques potentiellement déloyales de Live Nation.
« Nous avons été témoins de la façon dont les pièges du décret de consentement du ministère de la Justice (DOJ) n’ont pas réussi à protéger la concurrence et les consommateurs. Le DOJ lui-même a constaté que LNE [Live Nation Entertainment] a violé à plusieurs reprises les termes de l’accord au cours des dix dernières années en menaçant les salles de spectacle et en forçant le regroupement des artistes avec les services de billetterie », mentionnait le texte, avant de qualifier la décision de prolonger le décret de consentement d’« insuffisante pour protéger les consommateurs ».
Alors, qu’est-ce qui va se passer avec tout ça?
Avec un peu de chance, Live Nation et Ticketmaster se verront peut-être contraints de redevenir deux entités séparées, et un meilleur contrôle sur le système de revente secondaire de Ticketmaster sera mis en place pour empêcher les revendeurs d’empocher tous les profits, et pour éviter aux artistes d’avoir à racheter leurs propres billets de concert.
Pour honorer le nombre de billets que les gens ont tenté d’acheter, Taylor Swift devrait donner 900 concerts d’aréna à guichets fermés.
Autrement, l’entreprise maintient son monopole et on continue à devoir débourser des milliers de dollars pour voir des artistes de notre jeune temps chanter sur les difficultés d’être jeune et broke.
La musique est une industrie particulière, puisqu’elle est basée presque entièrement sur l’émotion. Ultimement, le prix d’un billet dépendra de l’expérience offerte et de la demande pour cette dernière. Mais dans des situations comme celle-ci, Taylor ne fera pas plus d’argent parce que les gens revendent ses billets à 28 000 $ : son cachet a déjà été négocié il y a longtemps par ses agents. Il n’y a que les revendeurs qui en profitent, et des entreprises comme Ticketmaster n’ont aucun avantage à les arrêter, puisqu’ils y gagnent aussi.