.png)
Planter des vignes à l’heure du dérèglement climatique
Le chemin que suit le VTT de David Lewis quitte un pré et s’enfonce dans une courte section forestière. « Ce boisé, c’est comme un portail », illustre Dave en zigzaguant pour que son quatre-roues ne s’enfonce pas dans une bouette tenace qui, cet été, ne semble pas vouloir sécher.
Ce portail donne accès au monde magique du quarantenaire et de sa conjointe, Maud Lapierre-Courtemanche. Une fois passé de l’autre côté, on arrive sur un champ de dix acres, avec une bonne pente, qui, pour un œil extérieur, aurait juste l’air d’un terrain vague. Dave, lui, s’imagine déjà les vignes qui vont recouvrir cette terre dans quelques années.
.jpg)
C’est ici, près de la rivière Saint-François, dans le secteur Lennoxville de Sherbrooke, que vont pousser les raisins qui serviront peut-être à créer votre nouveau « pét nat » coup de cœur… en 2026, ou en 2027, si tout va bien. Le fruit n’aura pas une saveur assez riche avant ça.
En y regardant de plus près, on distingue effectivement les vignes qui ont été plantées en 2022; les plus en forme sont visibles du haut de la côte. Pour voir celles qui ont plus de misère ou qui ont été plantées en juin de cette année, il faut s’avancer, en surveillant où on met les pieds. Au total, il y en a 4 400 et ce nombre devrait dépasser 7 000 éventuellement.
« On a sept cépages en ce moment et on va sûrement monter à 10. Des raisins blancs, rouges et noirs, pour faire toutes sortes de combinaisons différentes », précise l’homme, qui dit avoir un faible pour les vins pétillants.
.jpg)
Vous savez, ce projet de déménagement à la campagne que vous avez imaginé pendant les premiers mois de la pandémie, mais que vous n’avez jamais mis à exécution? Eh bien, Dave et Maud, eux, sont allés au bout de leur rêve.
Un plan de longue haleine
Dire que leur vignoble (qui n’a pas encore de nom) n’est qu’un projet pandémique ne montre toutefois pas l’ampleur de la démarche et de la réflexion qui l’a précédé.
Dave, qui est anglophone et a grandi en Ontario, explique que sa passion pour le vin a pris une nouvelle tournure en 2015, « quand j’ai commencé à goûter des vins qui m’ont ouvert les yeux et qui m’ont fait réfléchir à la façon dont ils étaient faits ».
.jpg)
« Toutes mes vacances depuis 2016, je les ai passées à faire des petits stages [dit en français] en Italie, en Allemagne, en France, en Slovénie, avec des vignerons dont j’aimais le vin », assure-t-il. Mais sa plus grande inspiration vient de ce côté-ci de l’Atlantique. Au Vermont, il a trouvé des mentors, Deirdre Heekin et Caleb Barber, les fondateurs de La Garagista, où on fait du vin et du cidre depuis 2010.
« Il te faut un lien avec le produit que tu veux faire. Ça te prend des gens d’expérience avec qui en discuter. » – David Lewis
Maud, de son côté, avait déjà travaillé sur une ferme biologique et a des agriculteur.trice.s dans sa famille. Ça faisait un moment qu’elle avait envie de lancer son propre projet, explique Dave.
Partir un vignoble, ça coûte cher, surtout que les premières ventes n’arriveront pas avant quatre ans, minimum. Pour ne pas avoir à aller chercher des investisseur.euse.s extérieurs, le couple a fait des choix. Par exemple, celui de rester longtemps dans un petit 3 et demi de Rosemont pour pouvoir mettre plus d’argent de côté. Ou de continuer à travailler (à l’année dans le cas de Maud, et sept mois par an du côté de Dave) pour financer leurs activités.
C’est aussi beaucoup de D.I.Y. Le trailer sur lequel j’ai été transporté à travers le portail a été fabriqué par le beau-père; la clôture métallique pour tenir les chevreuils éloignés a été érigée par des ami.e.s (faisant passer le prix du « cash down sur une petite maison » à seulement « le coût d’une petite auto »).
Dernier sacrifice : « Avec la pandémie, les terres ont été prises d’assaut par des gens avec beaucoup d’argent. Les prix ont monté et ça a tué l’idée d’avoir notre domaine sur lequel nous habiterions », se désole le vigneron. La solution : louer les terres arables d’une famille qui ne les utilisaient pas et habiter ailleurs à Sherbrooke.
Les extrêmes
Il se met à pleuvoir légèrement pendant le tour guidé donné par Dave. On se dit que ça va passer, parce qu’il n’annonçait pas d’averse. On croirait entendre deux personnes qui n’ont pas connu l’été québécois 2023.
Ça s’intensifie, ce qui nous force à retourner dans la grange, de l’autre côté du portail, pour faire l’entrevue. Toutes nos sources (Météo Média, Accuweather, Windy et compagnie) promettaient un après-midi gris et sec et finalement, l’averse va durer près de deux heures.
« 2023 in a nutshell », lance Dave, qui, malgré tout, reste du genre à voir le verre à moitié plein. « Maintenant, je sais où la terre se draine moins bien par elle-même. » Oui, mais moi, je ne peux pas sortir ma caméra pour les photos, Dave!
Cela dit, ignorer les phénomènes météo « wacky », comme il les appelle, ce serait se mettre la tête dans le sable. L’an dernier, ils ont planté leurs premières vignes dans une quasi-sécheresse; en 2023, ils ont les pieds mouillés chaque fois qu’ils descendent voir leurs bébés. « Tu ne peux pas tout contrôler et tu dois laisser aller les choses. Oui, certaines vignes vont avoir plus de difficulté, mais je suis à l’aise de laisser les choses se passer et d’avoir confiance en nos techniques d’agriculture. »
« Avant, dans ma vie, je devais avoir plus de contrôle, je devais garder un œil sur tout pour ne pas devenir anxieux. » – David Lewis
À côté de Dave, dans trois seaux blancs de cinq gallons, une étrange potion est en train de se créer. C’est du thé de compost, un mélange de compost et d’intrants biologiques qui sont oxygénés puis épandus à la main afin d’éloigner des mycoses qui seraient dommageables pour la vigne. Cette solution écolo représente bien l’approche de Maud et de David, leur éthos, comme il aime bien l’appeler.
.jpg)
« La nature sait comment s’occuper d’elle-même. Alors, on veut interférer le moins possible. Ce qu’on veut, c’est donner du carburant au sol et à la vigne pour qu’elle développe une immunité naturelle aux maladies. » Ça veut dire utiliser le moins de produits chimiques possible, mais aussi ne pas capoter chaque fois qu’une plante se met à mal aller. Keep calm and trust your vines.
Pour moi, qui ai de la difficulté à me voir plus de six mois dans le futur, la question demeure : c’est pas un peu fou, se lancer dans un projet que tu ne pourras pas voir (ni boire) avant quatre ou cinq ans, dans un monde d’extrêmes climatiques?
Mon interlocuteur ne bronche pas. « Faire les choses de la bonne manière va fonctionner. On va peut-être avoir des pertes certaines années, mais au final, nos vignes seront plus robustes. »
Cette confiance vient aussi du fait que leur projet est réfléchi, que les finances de leur jeune entreprise sont bien gérées et qu’on ne prévoit pas que les buvettes du Mile-End vont fermer sous peu.
Au-delà de la passion et du côté romantique de l’affaire, Dave semble savoir où il s’en va et les efforts qui seront requis.
Alors, le truc, c’est de devenir un businessman? Pas tout à fait. « Il faut que tu fasses all this shit, mais tu ne peux pas perdre la passion. J’ai encore la vision idéale dans ma tête du résultat final. Ça doit rester avec toi à chaque étape. »