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Peut-on être riche et de gauche?

Remplir ses REER et être fidèle à ses valeurs progressistes, ça se peut-tu?

Par
Pier-Luc Ouellet
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Plus jeune, quand je parlais avec passion de mes valeurs gauchistes et égalitaristes aux adultes de mon entourage, ils me regardaient souvent avec un petit sourire entendu : « Tu vas voir quand tu vas commencer à faire de l’argent, tu vas changer d’idée. »

Je comprends pourquoi c’était un lieu commun, parce que la réalité leur donne souvent raison. Les exemples de gens qui abandonnent leurs idéaux de gauche à mesure que leur compte de banque se remplit pleuvent.

Fun fact : Pierre Karl Péladeau est né Pierre Carl Péladeau, mais il a échangé son « C » pour un « K » en honneur de Karl Marx, qu’il admirait dans ses jeunes années communistes. Quelle que soit votre opinion sur le grand patron de Quebecor, peu de gens l’accuseront d’être communiste.

Mais est-ce que perdre ses valeurs de gauche est une fatalité? La vraie question, en fait, est peut-être inverse ; est-ce qu’on peut s’enrichir tout en restant fidèle à nos valeurs?

En tant que gars qui place de l’argent dans ses REER, mais qui aime se faire croire qu’il reste quand même de gauche, je me suis posé la question.

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C’est quoi, être de gauche?

Pendant mes études en science politique (c’est dur à croire, mais j’ai déjà été intelligent), à peu près tous les textes scientifiques commençaient par le même processus : la définition des termes.

Ça faisait pas la lecture la plus palpitante, on lit pas une thèse de doctorat comme on lit Le plongeur, après tout (même si les deux sont à peu près de la même longueur), mais force est d’admettre que c’est un exercice nécessaire. Comment débattre d’une question si on sait pas de quoi on parle?

Bref, pour savoir si on peut être riche et de gauche, faut déjà savoir ça veut dire quoi, être de gauche.

La réponse est pas si simple.

La distinction gauche-droite est née pendant la Révolution française, alors que les révolutionnaires se sont assis à la gauche de la chambre, et les partisans de l’Ancien Régime à droite. Avec le temps, la distinction s’est maintenue, les plus progressistes se plaçant régulièrement à gauche et les plus conservateurs à droite.

On divise souvent la gauche et la droite en mouvements politiques (les communistes et les sociaux-démocrates à gauche, les libertariens et les conservateurs à droite), mais encore là, la division n’est pas simple. Les anarchistes peuvent se retrouver d’un bout à l’autre du spectre, tout dépendamment de s’ils appartiennent à l’anarchocommunisme ou à l’anarchocapitalisme.

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C’est un système imparfait, mais qui peut quand même nous aider à mieux comprendre le monde.

Pour les bienfaits de notre réflexion, on va se dire qu’être à gauche, c’est être en faveur d’une meilleure répartition des richesses, d’une plus grande égalité sociale et avoir un biais favorable envers le changement et le progrès (en opposition à la droite qui accorde une plus grande importance à la hiérarchie, à la propriété et à l’ordre).

Combien devrait-on donner?

Alors, on peut-tu s’en sortir mieux que les autres au niveau financier, mais quand même être en faveur d’une meilleure redistribution des richesses?

Spontanément, on aurait envie de dire oui.

Suffit de redonner une partie de nos avoirs à la charité. Facile, non?

Attendez un peu.

Dans les dernières années, ma carrière a connu une belle progression, si bien que je gagne aisément le double de ce que je faisais, il y a 5-6 ans. Chaque année, je donne quelques centaines de dollars à diverses œuvres de charité, notamment par le biais d’une fondation (la Fondation David Suzuki, pour les curieux) à qui je transfère une somme fixe chaque mois. C’est comme Netflix, mais pour les arbres. Bon, c’est pas exactement ça, mais vous comprenez.

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Quand j’ai terminé mes études et que je devais me contenter des mêmes lunchs à chaque quart de travail parce que mes moyens étaient excessivement restreints, ces quelques centaines de dollars annuels m’auraient apparu comme une véritable fortune.

Mais aujourd’hui, avec mes revenus actuels, cette somme n’est pas très importante. La vérité, c’est que je pourrais très bien acheter moins de jeux vidéo, ou me faire plus souvent des lunchs au lieu de manger du takeout, et doubler mes dons sans problèmes. Mais je ne le fais pas.

Je ne suis certainement pas le seul. On a tous acheté un vélo stationnaire qui prend la poussière, payé pour une option trop chère sur notre voiture (quand on pourrait se forcer pis prendre l’autobus) ou conservé notre abonnement à un service de streaming dont on se se sert jamais en sachant très bien que cet argent aurait pu faire toute la différence pour une famille dans le besoin.

Beaucoup d’entre nous pourraient faire plus (moi le premier), mais y a quand même une petite voix qui nous dit toujours : « Est-ce que c’est vraiment à moi d’en faire plus? ».

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En 2021, le Programme alimentaire mondial estimait qu’il en coûterait 40 milliards US par année pour éradiquer la faim dans le monde. Au moment d’écrire ces lignes, on estime la fortune d’Elon Musk à 227 milliards US.

Ça, ça veut dire que Musk pourrait payer la facture d’épicerie de la planète au complet à lui seul pendant 5 ans, et il lui resterait quand même plus de 27 milliards (plus ce qu’il gagnerait entre temps) pour « se gâter ».

C’est-tu vraiment à moi de sacrifier mon premier voyage à l’étranger en 5 ans sur l’autel de l’égalité?

Je n’ai honnêtement pas de réponse définitive à cette question. D’une part, c’est trop facile de rejeter la responsabilité sur les autres pour se libérer de la nôtre. C’est vrai que je pourrais (et devrais) en faire davantage pour les plus démunis, malgré les efforts que je fais déjà.

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Mais la vérité, c’est qu’on vit dans un système qui cultive les inégalités, et les simples dons à des œuvres de charité ne sont pas suffisants pour régler tous les problèmes.

C’est la faute de la société, man.

Récemment, je parlais avec une connaissance qui occupe un poste important au sein d’une œuvre de charité qui vient en aide aux gens démunis dans son quartier. Son organisme offre des repas aux gens du quartier, mais les aide également à réintégrer le marché du travail et à naviguer les dédales administratifs du gouvernement.

Bref, la mission de son organisme est essentielle. Elle m’a pourtant fait une confession étonnante : « Je passe très peu de temps à aider des gens ». La majorité de ses journées s’écoulent à remplir des formulaires, des demandes de financement, des redditions de compte, bref, à tout faire, sauf aider (directement) sa clientèle.

Elle m’a même partagé cette opinion étonnante : « Si on existe, c’est surtout parce que ça permet au gouvernement de se dédouaner de ses responsabilités. » Après tout, pourquoi s’assurer soi-même que tous les citoyens vivent confortablement, quand on peut pelleter ça dans la cour d’un organisme communautaire sous-financé, qui va verser des salaires de misère à ses employé.e.s et qui va se faire chicaner à la place du gouvernement s’il n’accomplit sa mission?

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Pis, c’est ça, le problème : notre système capitaliste carbure aux inégalités.

Même si vous réussissez à gagner votre vie sans exploiter personne (je pense que c’est mon cas, j’écris des blagues et des textes anarchofâchés pour URBANIA pour gagner mon pain), vous bénéficiez quand même de l’exploitation des autres. Le t-shirt que je porte, qui ne m’a pas coûté cher, a été fabriqué en Chine, et je me doute bien que l’employé qui l’a fait n’était pas syndiqué et qu’il ou elle n’avait pas de fontaine à kombucha dans sa salle de break.

Et si je peux me commander des jeux Nintendo sur Amazon et les recevoir le lendemain, c’est parce qu’un.e employé.e sous-payé.e dans un entrepôt n’a pas le droit d’aller à la salle de bain.

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De la même façon, comment ça se fait qu’un.e barista au Starbucks vend des centaines de dollars de boissons caféinées et sucrées en une heure, mais que son salaire horaire lui permet à peine de se payer UNE limonade au fruit du dragon (le meilleur breuvage de la Terre, si on oublie le bilan éthique douteux de Starbucks)?

Pour régler ça, les pétitions et les boycotts ne suffisent pas. Tant que notre système économique va demander aux corporations d’augmenter son rendement aux actionnaires chaque année, il y aura toujours juste deux solutions; augmenter les prix pour les consommateurs (même si les biens qu’on vend sont essentiels à la survie) ou augmenter la pression sur les travailleurs.

Les règles pour être riche et de gauche

Suite à ces réflexions, je me propose trois pistes pour accorder réussite économique et valeurs de gauche. Je ne pense pas avoir épuisé la question avec une chronique de 1500 mots, et je ne pense pas que mes règles s’appliquent à tous. Mais ce sont les règles que je me promets de suivre :

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1. Redonner une partie de ma richesse

Y aura jamais de montant exact qui va me permettre de me libérer la conscience. C’est normal, de vouloir profiter de mes sous, de vouloir me gâter, mais il y a aussi de l’argent que je dépense pour des choses frivoles, et qui servirait mieux des gens qui sont davantage dans le besoin que je ne le suis.

L’argent, c’est pas tout, non plus. Des fois, avoir une paire de bras pour servir de la soupe, c’est aussi utile qu’un chèque. Ça tombe bien, je suis travailleur autonome, j’ai du temps à donner.

2. Limiter l’exploitation

Je l’ai dit, je ne pense pas que c’est possible de complètement éviter l’exploitation d’autrui dans notre système économique. Mais est-ce que je pourrais privilégier l’achat local plutôt que d’acheter sur Amazon avec ses conditions de travail horribles? Oui. Est-ce que je pourrais éviter d’investir dans des entreprises au bilan douteux? Absolument.

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3. Se mobiliser pour un nouveau système

Je pense que le dernier point est le plus important, parce qu’il s’attaque au problème de fonds.

Personnellement, je choisis d’encourager des politiciens qui remettent en question nos systèmes politique et économique. C’est un bon point de départ, mais ce n’est pas suffisant. Le capitalisme a une formidable capacité à récupérer les politiciens dès qu’ils s’approchent du pouvoir pour adoucir leurs convictions.

Là où je peux mettre davantage d’efforts, toutefois, c’est en participant à des mouvements de contestation, en bâtissant des réseaux d’entraide locaux, en tentant de convaincre les gens de mon entourage de réclamer un monde plus juste… même si, dans ce monde, je risque d’être un peu moins riche.