Pour plein de raisons que je ne m’explique pas vraiment, j’étais pas sûr de ce que ça me faisait, de donner le nom de famille Fabien à ma fille. Évidemment, avec ces cinq lettres inscrites à son certificat de naissance viennent toutes ces TRÈS BONNES BLAGUES sur le fait que ce patronyme soit également un prénom. Lui infliger indirectement tous ces calembours pour l’éternité, c’est quand même un pensez-y-bien. Mais il y a aussi, attaché à mon nom, un héritage familial dont je cherche toujours le sens et une histoire partagée dans laquelle je tente encore de trouver ma place.
Et je remarque que ça m’arrive de plus en plus fréquemment d’être sans réponse devant des trucs que je ressens. À presque 40 ans et papa depuis neuf mois, je constate que, même si je suis un bavard notoire, j’ai de la misère à exprimer mes sentiments, dans toute leur intensité et leur vérité.
Pourquoi c’est comme ça? Peut-être parce que les émotions associées à la parentalité, comme les grandes joies, l’amour inconditionnel, les vertiges existentiels et l’hypervigilance, sont juste trop grandes pour être contenues et conciliées?
Peut-être aussi que les émotions et la paternité, c’est comme l’huile et l’eau : c’est pas facile à émulsionner pour en faire quelque chose d’homogène.
Comme je ne suis pas le premier p ère à me poser ces questions, je suis retourné aux sources : j’ai joint mon père et mon oncle qui étaient sur la route du retour d’un roadtrip au New Hampshire (!) pour leur poser des questions sur leur paternité à eux et sur la gestion de leurs émotions.
Quoi de mieux qu’un habitacle clos, sans issue, pour forcer deux boomers à s’ouvrir? Mon plan était génial.
Une histoire qui commence en 1994
1994, c’est l’année où Pierre, mon grand-père, a dû subir un double pontage. Pour ses fils, ç’a été un moment charnière dans sa vie. C’est comme ça qu’à 69 ans, il est arrivé à l’inéluctable conclusion qu’il n’était pas éternel. Et c’est à partir de ce moment-là que mon grand-père a commencé à témoigner davantage d’amour et d’affection à ses enfants et qu’il a voulu se rapprocher de ses petits-enfants, discuter avec eux et apprendre à les connaître.
Mon grand-père nous aimait, ça ne fait aucun doute. Mais pour lui, l’amour se témoignait par sa capacité à nous assurer un confort matériel rendant possible la poursuite de nos aspirations.
C’est l’approche qu’il a choisie, fier qu’il était de s’être dévoué à bâtir une entreprise prospère dont les dividendes rejaillissaient sur sa famille.
L’épisode de 1994 a assoupli l’enveloppe, mais le noyau est demeuré le même : malhabile, coincé et un peu distant.
Deux frères, deux approches à ses émotions
Mon père, Jean-Pierre, et mon oncle, Daniel, c’est deux autres genres de bébittes.
Ils n’ont pas eu besoin, eux, de se faire ouvrir le sternum pour apprendre à vivre avec leurs émotions. Les deux sont des livres ouverts.
Jean-Pierre, prof de sciences au secondaire, est un recueil de poésie naturaliste. Il vit ses émotions avec beaucoup d’intensité. De tempérament contemplatif et analytique, il a besoin de les intellectualiser pour en comprendre le sens.
Daniel, avocat, est a contrario un roman noir. Il réagit à ses sentiments avec la même force avec laquelle ils se manifestent à lui. Il est frondeur et ne se défile pas devant la réalité des choses.
À la naissance de sa fille, Daniel s’est senti dès le premier jour animé d’une grande fierté, sentiment qui l’habite toujours. S’il dit avoir trouvé de la valorisation dans son rôle de père, mon oncle a malgré tout eu à s’affranchir de sa relation avec son père pour se réaliser pleinement dans sa paternité à lui. Un processus qui a nécessité plusieurs années de thérapie.
Mon histoire avec mon père est différente. Il est affectueux et bienveillant. Il m’a cependant toujours paru gêné par la force de ses émotions au point d’en être par moment contraint au silence.
C’est peut être pourquoi il préfère communiquer avec sa magnifique plume et qu’il parle en utilisant des analogies musicales ou des paroles de chansons pour témoigner de ce qu’il ressent. C’est super pour se sentir aimé, vraiment, mais c’est moins réconfortant quand tu coules un examen de math 436 (quoique le charme innocent d’une toune comme Taking Care of Business est sous-estimé).
Changement radical de perspective
Mon grand-papa Pierre a réussi à changer le focus et à remettre ses relations avec les siens en perspective après des problèmes de santé. Pour mon père et mon oncle, c’est leur retrait dans les terres des Laurentides qui semble les avoir pacifiés et reconnectés à l’essentiel.
Dan a troqué la BMW et les complets Versace pour des bottes à marde et un pick-up. JP a retrouvé la poésie et l’ornithologie en laissant derrière lui le trafic et l’infâme « check engine » de son Subaru. Le calme de la nature leur a donné à tous les deux l’occasion de reconsidérer leurs relations. D’abord la leur, plus solide que jamais, puis celles avec leurs enfants, et maintenant leurs petits-enfants.
Il est peut-être encore trop tôt pour le dire, mais j’ai l’impression d’avoir moi aussi pris un virage vers une vie plus douce en gardant mes anxiétés à un bras de distance.
Devenir travailleur autonome, alors que ma fille n’avait que quelques semaines, était peut être la chose la plus Fabien que j’ai fait de ma vie : comme mon oncle, je n’ai plus de boss pour réprimer mon côté rebelle, j’ai des contrats créatifs dont je suis fier et qui nourrissent ma quête de sens comme celle qui pousse mon père à la poésie et finalement, comme mon grand-père, je construis moi aussi une « entreprise » sur la base de ma crédibilité et de mon expertise.
Manque juste les bottes à marde et je suis all set.
Bonne fête des Pères.