Au primaire, l’école m’a appris que le West Edmonton Mall employait plus de gens que la population de mon village natal. Elle m’a aussi appris les provinces des territoires canadiens (que j’ai oubliées depuis) et les dangers de croiser un lynx dans le bois.
Au secondaire, l’école m’a enseigné à faire mes premières coutures très approximatives sur des sous-vêtements. Elle m’a aussi appris que l’intégrale de la série Il était une fois de l’homme était un bon substitut à un cours d’histoire digne de ce nom et que les mathématiques peuvent inclure des lettres et des axes, choses qui me sont encore totalement inutiles à 31 ans.
Ce que l’école ne m’a pas appris, malheureusement, c’est qu’un jour j’allais devoir composer avec une réalité presque incontournable de nos jours : voir ma fille dormir chez moi seulement la moitié du temps.
Quand je ferme la porte de sa chambre pour deux ou trois jours parce qu’elle sera inutilisée, j’aurais aimé qu’on me prépare à la déchirure qui me traverse quand le grincement des pentures accompagne le mouvement de ladite porte. J’aurais aimé qu’on me prévienne qu’un jour, j’allais être le père de la personne la plus merveilleuse du monde, mais que j’allais seulement la voir la moitié du temps.
Les familles éclatées, recomposées, nouveau genre, différentes. Appelez-les comme vous voulez, ces cellules familiales contemporaines soulèvent de nouveaux enjeux. En plus de vivre le deuil d’une relation amoureuse, dans le cas d’une séparation, il faut faire le deuil de voir ses enfants tout le temps. De les border tous les soirs, d’entendre “je t’aime papa” tous les matins.
La thématique du mois – Les Ex – me ramène immanquablement à ma parentalité. Sans mon ex, ma fille n’y est pas et sans ma fille, pas certain que j’y serais non plus.
La coparentalité, c’est transformer un échec amoureux en famille, un cœur morcelé en bonheur.
On va se le dire franchement, au début c’est une montagne à escalader pis tu portes des vieilles gougounes qui tiennent par charité chrétienne. Tu vas saigner mon homme, pis sacrer, pis te demander si tout ça en vaut vraiment la peine. Pis tu vas entendre “je t’aime de tout mon cœur”, pis tu vas oublier à quel point tu détestes ça la coparentalité.
C’est le piège de la situation. D’un côté, tu n’aimes pas la séparation, le moment de cassure quand ton enfant fait son sac pour aller chez l’autre parent. Vient ensuite un soupir de soulagement, l’homme derrière le papa peut refaire surface quelques jours, exister sans prendre en considération l’enfant, s’épanouir tant bien que mal malgré l’ancre qui te tiraille le cœur de l’intérieur.
L’oscillation entre l’homme et le père donne le tournis.
Vous me direz qu’il faut combiner les deux et toujours être un homme en plus d’être un père. Oui, certainement, mais c’est comme faire de l’exercice — on sait que c’est bénéfique pour notre corps, mais la tentation de faire fuck it et d’ouvrir un sac de chips est souvent pas mal plus accessible que d’aller pousser de la maudite fonte sous un éclairage spectaculairement peu flatteur pour des gens qui essaient de se bâtir une confiance en soi.
Bref, l’homme s’oublie quand le mot “papa” résonne aux deux secondes dans la maison, tout comme le père s’égare quand la tentation d’enfiler une bière de plus un soir de semaine se matérialise avec des promesses de nudité et de plaisir.
C’était tellement pire quand j’étais célibataire.
Le désir de faire de nouvelles rencontres, d’alimenter mon cœur et ma libido ternissait les moments que j’avais avec ma fille. Sans elle, je sentais qu’une partie de moi manquait à l’appel et quand elle y était, je me sentais brimé dans ma liberté. Je n’étais jamais heureux, jamais satisfait, je recherchais toujours ce qui était absent de mon moment présent.
Je regardais sa chambre vide avec l’envie de disparaître pour toujours de la même façon que je la regardais foutre de l’eau partout en prenant son bain. J’étais insatisfait. La coparentalité est une longue accumulation d’insatisfactions, jusqu’à ce que tu fasses la paix avec ce qui ne changera jamais, parce que les options ne sont pas alléchantes.
La seule façon d’éviter sa parentalité la moitié du temps après une rupture, c’est de ne plus être parent. Certains en sont capables, le modèle d’une fin de semaine sur deux et rien de plus existe encore, mais je ne le comprendrai jamais. Comment peux-tu vivre plus de 80% du temps avec le cœur en jachère, l’âme en déni qu’une partie de toi évolue et découvre l’existence loin de ton regard?
Reste alors l’art du compromis, apprendre à être d’une ouverture qu’on ne se suspectait pas. Accepter, accepter crissement plus de choses qu’on croyait initialement. Dire oui, parfois avec les dents serrées, parce que la famille recomposée c’est un projet qui se peaufine quotidiennement. Il n’y a pas de formule magique et pas plus de moment d’épanouissement complet. La progéniture grandit, use ses habits de neige, élabore son vocabulaire et devient une petite personne qui te ressemble un peu, un peu à ton ex aussi et pas mal à la vie qui lui est offerte.
Tu dis oui parce que tu veux entendre ce mot dans la bouche de ton enfant.
Pas un “oui, mais” — tu veux entendre un oui franc, ressenti, plein d’amour. C’est tout ce qui compte quand tu relativises les choses et que tu te demandes comment ton ex restera ton amie malgré l’animosité à l’occasion, les ressentiments et la triste réalisation que la plupart des adultes ne sont pas faits pour s’endurer toute une vie.
Un enfant, c’est un contrat d’au moins vingt ans. Vous en avez beaucoup des amis, des amours, des connaissances qui ont capté aussi longtemps votre attention sans jamais vous donner l’envie de fermer la porte pour de bon?
Moi non plus.
Ça me console quand je regarde la chambre vide de ma fille. Je ne suis pas le seul, je n’ai pas la pire des situations et d’autres se sont épanouis devant des obstacles bien plus grands que ça. Moi le premier – mes parents ne m’ont pas appris à dire “oui”. Ils étaient plutôt du genre à se crier des bêtises quand venait le temps de verser la pension alimentaire et d’entretenir le silence et la distance le reste du temps.
Ça me console parce qu’au moins j’ai réussi à ne pas reproduire cette dynamique avec mon ex.
Et ma fille dit oui souvent, sincèrement, avec un sourire taquin qui ressemble pas mal trop à celui de sa mère. Sauf qu’elle a mes yeux. Le bonheur sur son visage, c’est aussi grâce à moi. Ma contribution, ma moitié, ma parentalité parfaitement imparfaite. Je ne suis pas un papa tous les jours, mais je suis son papa tout le temps malgré tout.
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Pour lire un autre texte de Stéphane Morneau : “Échouer le deuil de son père”