«Mais attends papa, une minute…»
Ça, c’est ta réponse à la plupart de mes demandes. Viens brosser tes dents, viens souper, prépare-toi faut partir pour l’école, c’est l’heure du dodo, etc.
Tu connais la ritournelle, on la chante quotidiennement. Je te demande quelque chose, tu me dis d’attendre, je te redemande la même chose, tu me dis encore d’attendre et là je dois sortir ma voix un peu plus grave, celle que tu aimes moins.
«Oui, mais papa, pourquoi t’es pas patient?»
Ce n’est pas l’impatience mon problème, c’est qu’on ne vit pas à la même vitesse toi et moi. Le temps, pour toi, est une abstraction presque complète. Pour moi, c’est le témoin de toutes ces choses que je n’ai pas faites, que je ne ferais pas et que je n’aurais sans doute jamais la force de même entreprendre.
Même rempli de possible, le temps est un témoin cruel de nos propres faiblesses. Tu le devineras un jour ma belle, mais pour l’instant j’envie le fait que pour toi le temps se calcule en bloc d’une vingtaine de minutes, soit le temps d’un épisode d’une de tes séries animées sur Netflix.
Pour le reste, deux semaines ou deux mois ça n’a pas vraiment de différence pour toi. Tout ce que tu sais c’est que ce n’est pas maintenant et tu as hâte d’y arriver. L’Halloween, Noël, ta fête, l’avenir te fait miroiter de belles choses pleines de promesses.
L’avenir de papa est une brouette pleine de briques qu’il pousse avec une roue manquante et des vieilles poignées qui lui enfoncent des échardes dans les mains.
Quand je te dis qu’on ne vit pas à la même vitesse, c’est plus qu’une simple question de patience. Quand je sors ma voix un peu plus grave, c’est parce que le temps applique une pression constante sur notre routine et, malheureusement, ça influence l’humeur de papa.
Il faut être à l’école à la bonne heure, sinon on doit le noter dans ton agenda. Il faut se coucher pas trop tard si je veux que tu dormes bien. Après le souper, pas trop le temps de jouer, car les devoirs ne se feront pas tout seuls.
Quand je répète une fois, deux fois, toi tu vois un obstacle à ton plaisir et moi, bêtement, je vois le temps qui passe. Impitoyable, cruel, il ne fait pas d’exception.
«Oui, mais papa, attends une minute»
J’aimerais ça t’attendre ma belle. Une minute, cinq, dix ou cent minutes si tu veux. J’aimerais ça t’attendre, mais c’est difficile pour moi parce que le temps qui passe me hante en même temps.
T’attendre une minute, c’est ne plus aller de l’avant, c’est la peur de manquer de temps, c’est le FOMO qui me clou le téléphone dans les mains même quand on soupe, c’est tout ce que je veux faire quand tu dors et que je n’ai plus la force de faire parce que le divan m’aspire.
Ce n’est pas que je suis impatient, c’est que je n’aime pas avoir la tête pleine en raison de toutes les contraintes de notre quotidien. Tu ne les vois pas encore et j’aimerais ça que tu ne les découvres jamais … mais c’est peu probable.
Alors si je peux t’apprendre quelque chose, c’est de ne pas faire comme papa. Attends ma fille et ne laisse pas le temps et ce qu’il représente te pourrir l’existence.
Et si tu pouvais m’écouter du premier coup une fois de temps en temps, ça me rendrait bien service, ne serait-ce que pour apaiser ma propre phobie de manquer de temps.
Pour lire un autre texte de Stéphane Morneau : « Papa, pourquoi ne va-t-on jamais voir mamie? ».