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La richesse: Une histoire de familles

On est partis à la recherche de vieilles, très vieilles fortunes familiales québécoises. Et ça nous a fait remonter à l’époque des coureurs des bois.

Par
Guillaume Denault
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Jusqu’où vont les racines des grandes fortunes familiales québécoises d’aujourd’hui ? Que reste-t-il de la richesse des marchands qui brassaient de grosses affaires au temps de la colonie ? Plusieurs arbres généalogiques qui ont laissé leurs patronymes à des rues et à des stations de métro sont nés grâce aux peaux de castor. Retour sur la genèse de l’opulence au Québec, de la Nouvelle-France aux empires médiatiques.

Qui sont les Rockefeller ou les Médicis, version fleurdelisée ?

Oublions les Desmarais, les Bombardier et les Saputo de ce monde. Leurs fortunes sont colossales… mais couvrent seulement deux ou trois générations. Même les Bronfman, autres richissimes incontour-nables, ont bâti leur empire après 1900. Ici, ce qui nous intéresse, c’est le old money.

Est-ce que ça existe au Québec ? Bien sûr que oui. Les Molson brassent de la bière et d’énormes affaires depuis un quart de millénaire. Le hockey sur glace n’avait même pas été inventé quand John Molson est débarqué à Montréal au lendemain de la Conquête. Aujourd’hui, ses descendants de septième génération possèdent la Sainte-Flanelle. Une dynastie pareille, ça ne court pas les rues. Mais le Québec compte quand même d’autres familles prospères qui se passent un joli bas de laine depuis le régime seigneurial.

LA FAMILLE DE GASPÉ BEAUBIEN : DES FOURRURES AUX NOUVEAUX MÉDIAS

Leurs prénoms semblent tout droit sortis d’un téléfilm d’après-midi présenté à Canal Vie. Il y a Philippe II et Nan-b, le patriarche et la matriarche ; Philippe III, François et Nanon, les enfants ; et Philippe IV, Louis-Alexandre et Tatianna, les petits-enfants. Sans oublier Nannette, épouse de Philippe III. Si vous trouvez que tout ça sonne royal, l’explication s’en vient.

Les de Gaspé Beaubien forment l’une des familles les plus riches du Québec. Fortune estimée : 800 millions de dollars.

Le clan joue dans la ligue des quasi-milliardaires grâce à un empire des communications construit par Philippe II. Télémédia a été fondé en 1968 avant de devenir un géant de la radio, de l’édition et des ondes cellulaires. TV Hebdo, Coup de pouce, Elle Québec, CKAC, le réseau Rock Détente : tout ça (et beaucoup plus !) a déjà appartenu à l’entreprise. Au début des années 2000, les enfants de Philippe II ont réorienté les activités de cette dernière vers la pub, les technologies et la gestion de portefeuille. Fructueuses affaires.

« Il m’a révélé qu’il croyait être la réincarnation de cet ancêtre ! » — Jacqueline Cardinal

Pourquoi parler de dynastie, alors que cette richesse est relativement récente ? Parce que les de Gaspé Beaubien sont en réalité les descendants d’une vieille lignée prospère. « Ça fait longtemps que les Beaubien ont de l’argent ! » explique Jacqueline Cardinal, chercheuse à HEC Montréal et auteure d’une biographie de Philippe II et Nan-b.

« Longtemps » comme dans « depuis la Nouvelle-France », où les Beaubien se sont illustrés dans la traite des fourrures. Rendu à la sixième génération, un médecin et grand propriétaire foncier nommé Pierre a « donné ses assises financières à la dynastie ». Ce Pierre, c’est l’arrière-arrière-grand-père de Philippe II. La rue Beaubien, à Montréal, a été baptisée en son honneur.

Mais l’histoire de la famille de Gaspé Beaubien ne serait pas complète sans parler de sa branche de Gaspé (laquelle a aussi donné son nom à une avenue qui croise la rue Beaubien !). Dans le haut de l’arbre généalogique figure le nom de Charles Aubert de La Chesnaye, un (autre) marchand de fourrures très prospère, que le roi Louis XIV a anobli en 1693.

Dans son grandiose loft montréalais, Philippe II conserve les lettres de noblesse signées par le Roi-Soleil.

« Il a vraiment le sentiment d’appartenir à une filiale noble », ajoute la biographe. Et disons qu’il joue le jeu à fond.

Quand un jeune de Gaspé Beaubien fête ses 5 ans, un arbre est planté en son nom. À 10 ans, on lui donne un coffre à trésors familiaux, remplis d’archives et d’artefacts. À 15 ans, il reçoit une bague sur laquelle sont gravées les armoiries de la famille. Petites extravagances d’uber-millionnaires.

OLD MONEY, OÙ TE CACHES-TU ?

Dur de trouver, parmi les habitués des classements des plus riches, d’autres familles ayant une souche prospère en Nouvelle-France. « Probablement que les de Gaspé Beaubien sont l’exception ! » croit l’historien Éric Bédard.

Il faut dire que la mère patrie n’encourageait pas vraiment l’entrepreneuriat de ses colons, rappelle-t-il. N’empêche que quelques grandes familles nobles au nom long comme ça jouissaient d’un beau patrimoine. Cadeau, surtout, de leurs réalisations militaires.

Un grand nombre de ces familles sont rentrées en France après la Conquête, tandis que d’autres se sont fondues dans la masse. Et même si d’ex-nobles ou seigneurs sont restés dans l’élite — vive les mariages arrangés ! —, « il faudra attendre la fin du 19e siècle pour voir émerger une classe d’affaires francophone », dit Éric Bédard.

Mais en attendant, de jeunes marchands britanniques, eux, faisaient leurs premiers pas en terre conquise. Ils avaient de l’ambition… et de bons contacts parmi les autorités anglaises. Sans le savoir, certains parmi eux inaugureront des dynasties encore vivantes deux siècles plus tard. Comme John Molson. Mais ce dernier n’est pas un cas unique.

LA FAMILLE PRICE : DU BOIS AU TOURISME DE LUXE

« Merci d’avoir pensé à notre famille, mais je vais décliner parce que je préfère la discrétion », nous a poliment répondu Evan Price, à qui on voulait parler de son expérience comme membre d’une lignée prospère. Les Price ont maintenu un glorieux empire dans l’industrie du bois au Saguenay pendant plusieurs générations.

Le premier arrivé ici s’appelait William. En 1810, il était un commis de 21 ans chargé de trouver le meilleur pin pour alimenter les chantiers de la marine britannique. En 1820, il est devenu le boss de sa propre entreprise. Puis, quelques décennies plus tard, l’un des rois du bois en Amérique du Nord.

À son apogée, l’entreprise des Price possédait 20 000 km2 de forêt saguenéenne. Elle avait un tel contrôle sur la main-d’œuvre de la région que le sociologue Gérard Bouchard a parlé d’« oppression sociale », d’« injustice » et de « servitude ».

Les Price ont maintenu un glorieux empire dans l’industrie du bois au Saguenay pendant plusieurs générations.

Le joyau familial est passé tour à tour entre les mains des fils du fondateur, puis de leur neveu, puis des fils de celui-ci. La brillance du petit-neveu, William III, a souvent été applaudie. C’est lui qui a propulsé la Price Brothers and Company — et un peu l’économie du Québec — dans le secteur croissant des pâtes et papiers au tournant du 20e siècle. Il s’est fait construire, en 1915, une somptueuse propriété de 22 pièces à Jonquière. Salle de bal incluse.

Mais tout le monde a arrêté de danser en 1929. Le krach a fait fissurer l’empire. Tellement qu’après quatre générations, la famille Price a perdu le contrôle de son entreprise. Aujourd’hui, elle est engloutie quelque part dans la multinationale forestière Résolu. Fin d’une opulente histoire ? Pas exactement.

Vers les années 1960, la plupart des Price avaient quitté le Québec. (Dans le temps, c’était à la mode chez les anglophones de partir.) La plupart… sauf Anthony Price, petit-fils de William III, qui s’est établi à l’île d’Orléans, où il est mort. Sa femme et l’un de ses enfants, Evan (celui de tantôt), y vivent encore.

La famille administre aujourd’hui une fondation dont l’actif dépasse les 10 millions de dollars. Les Price sont propriétaires de la luxueuse Auberge Saint-Antoine, dans le Vieux-Québec. (Hôtel d’ailleurs situé à quelques pas de la maison De La Chesnaye, soit l’ancêtre des de Gaspé Beaubien !) Et Evan Price est PDG d’une petite entreprise qui peaufine une technologie — révolutionnaire, dit-on — de capture des gaz à effet de serre.

Assistera-t-on à l’avènement d’une nouvelle dynastie Price construite sur la chasse au dioxyde de carbone ? On s’en reparle dans 200 ans.