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Nuit Rouge

Un couvre-feu vu à travers des films noir et blanc expirés depuis trop longtemps.

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Je roule vers nulle part dans la pénombre artificielle des téléviseurs. Le couvre-feu fait de la ville un squelette inanimé, porteur d’un silence auquel on s’habitue mal. L’immensité citadine transformée en lieu d’intimité. Dans l’attente messianique du vaccin, l’exceptionnel s’est incrusté dans nos quotidiens. Ce qui devait durer quatre semaines s’éternise.

l’exceptionnel s’est incrusté dans nos quotidiens.

Livrée à elle-même dès 20:00, Montréal est presque abandonnée, mais la vie s’y est adaptée peu à peu. Du moins, la tension des débuts n’est plus, où les gyrophares de la loi perçaient la quiétude de la nuit. Malgré l’hospitalité pesante qui y règne, quelques étoiles apparaissent parfois. Hier, j’ai surpris un adolescent courant vers sa cachette. Au tournant, un graffeur apposant sa signature sur St-Henri. Des fissures dans le ciment du rien.

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Soir après soir, j’erre en vélo sans trop savoir vers où ce texte mènera. L’absence de trajectoire me fait dévier d’un quartier à l’autre. J’immortalise leurs couleurs à l’aide de films noir et blanc expirés depuis trop longtemps. J’espère prendre sur le fait un baiser, un rave secret, un fragment de vérité. Mais les clichés comme la nuit, brouillent jalousement leur contour et ne se livrent jamais complètement.

Le couvre-feu est un cinéma d’ennui qui se déroule au ralenti

Au centre-ville, j’offre du feu à une étudiante de soir: « Où t’en vas-tu travailler? » me demande-t-elle. Je lui réponds que je l’ignore. En quête d’imprévisible, je griffonne plutôt des scènes austères. Une arrestation sur un boulevard sans vie. Une ombre arrose une patinoire. Un chien jappe à la lune. Le couvre-feu est un cinéma d’ennui qui se déroule au ralenti, soumis à la patience d’un interdit.

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De Ste-Catherine à Henri-Bourassa, le bal des bus vides tangue en pleine mélancolie. La tempête de mi-janvier, celle qui a transformé les parcs en galerie d’art, laisse en héritage un patrimoine difforme. Peuplant la nuit de stalagmites imprécises.

Le couvre-feu berce des récits qui s’entrecroisent au fil de la solitude. Une infirmière s’endort dans un wagon vers l’est, un itinérant se réchauffe en dessous d’une sortie d’air. À travers une nuit à l’odeur d’essence et de pizza, un jeune déneigeur découvre le plaisir des trottoirs sans passants. À St-Léonard, un chauffeur de taxi me raconte sa transition obligée vers la livraison: « Au moins, la rue nous appartient enfin. » Partout, leurs voitures somnambules se précipitent au pied des fenêtres éclairées par la faim.

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Les compagnies de sécurité privées patrouillent les beaux quartiers alors que devant la place Émilie-Gamelin, on me prie de retirer un vingt pour se geler. La rue fume son désespoir adossée au mur de l’hôtel, sans gêne à l’égard d’un policier occupé à texter.

Au gré de mes errances, je sonde les recoins de l’inaperçu. Le regard à la recherche du détail qui ouvrirait cette chronique vers de nouveaux horizons. Mais l’encre gèle. Mes notes deviennent un refuge incertain. Mes ambitions, un exercice de style frustrant. J’espérais partager un continent d’excitation, une fragrance de liberté. Mais l’essence sanitaire du couvre-feu l’ampute de tout lyrisme. La ville est un territoire stérile où je dérive dans la langueur de ce qu’elle n’est plus. D’après l’arc-en-ciel covidien, la nuit est rouge, sacrifiée par une menace invisible bien trop réelle.

À une époque fugace où tout s’enflamme et s’éteint en quelques instants, la longévité du virus fait figure d’éternel.

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J’accumule les kilomètres au milieu de l’hiver confiné. La ville étendue sous le poids d’une année d’actualités funestes. En dépit du calme des rues d’ici, les morgues d’ailleurs débordent encore. Un soupçon de malédiction plane sur notre impuissance. À une époque fugace où tout s’enflamme et s’éteint en quelques instants, la longévité du virus fait figure d’éternel. Une bougie rappelant à quel point notre insouciance s’est épuisée. Qu’est-ce qui nous attend demain? À travers le souffle du vent sur la cité noyée dans l’obscurité, je n’entends guère: « Ça va bien aller ».

Il est deux heures du matin et des flocons tombent lentement sur les traits immobiles d’Hochelaga. Dans le sillage de mes roues sur une neige neuve, l’écho d’un bâillement. L’ennui nous ronge tous, sans m’épargner, engourdi à l’arpenter. Même les forces de l’ordre n’osent plus me contrôler. Il est temps que je rentre.

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