À 10h55, il y a déjà quatre personnes en file devant le petit commerce de la rue Jarry Est. Rosalie Bergeron complète les derniers préparatifs et lève le store à travers lequel on peut voir leurs silhouettes. « Je me sens comme derrière un rideau de théâtre », dit-elle lorsque les impatient.e.s sur le trottoir comprennent que l’heure est enfin venue : la boulangerie 22 mai ouvre ses portes.
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Les personnes qui franchiront la porte dans les deux prochaines heures pourront choisir entre trois sortes de ciabattas – nature, campagne et pavot oignon – et trois garnitures – rôti de porc, jambon et végé pâté – pour créer leurs sandwichs. Sur le menu, il y a aussi quelques desserts qui changent de jour en jour (aujourd’hui, c’est un Reine Elisabeth, un gâteau à l’ananas et des brownies).
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Le premier client connaît le fils de Rosalie, ils jouent au hockey ensemble. La deuxième reçoit les compliments de la boulangère sur sa coupe de cheveux et annonce que sa sœur est de nouveau enceinte. La suivante confesse qu’elle est en arrêt de travail, ce qui lui vaut quelques mots d’encouragement. Tout le monde a l’air d’avoir développé un lien spécial avec celle qui prépare leur lunch.
Crise de la quarantaine
L’entrain de Rosalie ne semble pas connaître de limite. J’en oublie qu’il était 5h15 quand je l’ai rejointe ce matin et qu’elle n’a pas arrêté une seule seconde depuis.
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Ça commence avec la cuisson du rôti de porc, activité interrompue le temps de préparer deux essentiels cafés. Ensuite, c’est la préparation de la pâte pour les pains et des desserts. « J’adore le côté solitaire de la confection », indique-t-elle, quoique je suspecte qu’elle soit contente d’avoir, pour une rare fois, de la compagnie pendant sa routine matinale. C’est l’occasion pour elle de me présenter l’historique de son entreprise.
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Le 22 mai a ouvert le 22 janvier 2018. Le nom du commerce est en fait la date de naissance de sa fondatrice. « Je voulais que ce soit moi sans avoir mon nom », explique-t-elle.
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Jusqu’à quarante ans, elle était esthéticienne et se spécialisait dans les manucures. « J’ai toujours tripé sur le côté esthétique, maquillage, tout ça… » Mais elle admet que de donner naissance à deux garçons dans la jeune vingtaine l’a aussi forcée à se trouver un emploi rapidement, sans passer par de longues études. « C’était une job qui fittait avec ma réalité familiale. »
Elle a eu deux autres enfants – un garçon et une fille – dans la trentaine. Quand la marmaille a grandi, elle a eu le temps et l’espace pour réfléchir à ce qu’elle voulait faire avec sa propre vie. « Quand j’ai fait ma crise existentielle [à 40 ans], j’avais encore du plaisir à servir les gens. C’est le côté superficiel de l’esthétique qui me gossait. »
« J’ai réalisé que j’aimais vraiment cette heure-là, vers 5h du matin, avec la journée qui s’amorce, tout ça. Et tout ce que je voyais à cette heure-là, en faisant mon jogging, c’était des boulangers. J’ai dit go, je m’inscris en boulangerie. »
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Un DEP de huit mois lui semblait réaliste et accessible, bien qu’il ait fallu faire des sacrifices. « J’ai eu droit à des prêts et bourses, mais il a fallu vivre maigrement pendant cette période-là, se remémore Rosalie. Mes enfants ne faisaient aucune activité parascolaire, j’ai enlevé mon gars du service de garde, pas de restaurant, pas de nouveau linge. »
On ne sait pas ce que ses enfants ont pensé de ça, mais elle, de son bord, ne semble pas traumatisée par cette époque. « Je suis quelqu’un qui se contente de peu. Et j’ai eu quatre enfants avec deux acteurs, fait que l’insécurité financière me connaît bien », ajoute-t-elle en riant.
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Non seulement ça, mais elle est persuadée que cette expérience l’a aidée à être une meilleure entrepreneure. « Quand j’ai ouvert ici, ma comptable me disait : “ce bout-là de survie t’aide à gérer une business.” » Elle a appris à ne dépenser que quand c’était nécessaire.
« Est-ce que je suis capable de fonctionner sans un char? Oui, mais si tu me mets un char entre les mains, c’est sûr que je vais l’utiliser. Si je te donne plein de machines, tu vas être bien content de les avoir, mais tu te rends compte que t’as pas besoin de ça pour faire un gâteau ou un pain. »
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Ici, c’est artisanal de A à Z, indique Rosalie fièrement. Beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi elle ne grossit pas son commerce, pourquoi elle n’a pas d’employés, pourquoi elle ne fait pas de viennoiseries, pourquoi elle ne met pas de tomates dans ses sandwichs ou pourquoi elle se limite au ciabatta, ce pain que beaucoup « regardent de haut ».
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« Je me fais challenger, les gens me disent quoi faire. Je me remettais en question au début… maintenant, je fais mon affaire. » Et elle n’a plus peur de dire le fond de sa pensée.
Vers 7h, elle retourne à la maison pour déjeuner avec ses enfants. Et vous, comment se porte votre conciliation travail/famille?
Les personnages de Villeray
Retour aux fourneaux vers 8h. Il faut tout finir avant l’ouverture, à 11h, parce qu’en tant que seule employée du 22 mai, Rosalie ne veut surtout pas avoir à faire de la prep ou de la vaisselle une fois que la clientèle est admise. « Si tu fais plusieurs choses en même temps, tu es bête avec les clients », m’explique-t-elle. Son élan est toutefois arrêté par Akram, un homme à la barbe touffue qui habite dans le coin, qui porte un manteau « camo », des pantalons amples et des gougounes. Chaque matin, il vient avec son café au miel pour jaser avec Rosalie.
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Après avoir philosophé quelques minutes sur la valeur de s’ouvrir au monde par le voyage et sur le fait qu’au fond, nous sommes tous.te.s pareil.le.s, il me laisse un bol de pistaches et ces quelques mots en anglais : « Merci de remarquer le talent et la beauté », en pointant son amie de circonstance.
Elle connaît les sans-abris par leurs prénoms. Elle est en froid avec le brigadier du coin Casgrain/Jarry. Elle est au courant de tous les potins des commerces de ce bout de quartier dont la gentrification est presque complétée. Elle sait comment s’appelle au moins la moitié des clients qui passent sa porte en ce jeudi printanier. Elle fait partie de la distribution des personnages de la rue Jarry que les gens du secteur connaissent bien.
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« Je suis humoriste et psychologue pour mes client.e.s, mais sans la paye », blague-t-elle. Mais derrière le gag se cache une réalité : si elle fait suffisamment d’argent pour bien vivre, sa charge de travail est clairement très lourde à porter et son salaire horaire n’est pas super séduisant. Cet été, elle pense fermer pendant toutes les vacances scolaires pour reprendre des forces. Dans ce scénario, elle rouvrirait à l’automne, mais je ne peux m’empêcher de me demander : pour combien de temps encore?
Le côté romantique d’avoir son petit commerce l’allume encore, mais de son propre aveu, elle ne veut pas étirer la sauce. « Les gens viennent pour l’expérience complète, donc je dois savoir quand partir », avant de devenir aigrie. Et pas question d’engager pour se délester de quelques responsabilités. « Je ne veux pas d’employé.e : j’ai déjà eu 4 enfants! Je veux pas devenir gestionnaire, je veux juste faire du pain. »
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Elle n’a pas de plan. Et je sens que l’improvisation a guidé beaucoup de moments charnières de sa vie pour allier les besoins primaires à combler, un désir de contact humain et l’envie de se renouveler.
La bonne humeur qui l’habite à 5h du matin ne la quitte pas de la matinée. Et il n’y a rien d’amer ou de triste quand elle me dit, en référence au moment où elle est restée ouverte en tant que « service essentiel » : « J’ai adoré être la personne qui écoutait le monde pendant la pandémie, mais qui m’écoutait, moi? »