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Naviguer dans le Grand Canyon : l’expérience d’une vie
Descendre les rapides du Grand Canyon tel Chris McCandless dans Into the Wild n’est pas une expérience donnée à tout le monde, et avec le réchauffement climatique, ça risque de l’être encore moins. Seize Québécois.es ont vécu l’expérience d’une vie en novembre dernier en partant en autonomie complète sur le fleuve Colorado pendant un mois.
Afin de préserver l’environnement fragile du canyon, le parc ne permet qu’un nombre de descentes très restreint de cette section du Colorado en dehors des excursions encadrées par des entreprises touristiques pendant l’été.
Au début des années 2000, la liste d’attente pour obtenir un permis pour la section du fleuve qu’a parcourue le groupe – de Lees Ferry à Diamond Creek – était d’une durée de… 25 ans! On comprend le protagoniste d’Into the Wild d’avoir été découragé d’emprunter la voie régulière.
Devant ce délai extravagant, le National Park Service, le service des parcs nationaux américains, a mis en place un système de loterie pondérée. Depuis, les chances d’obtenir un permis ont augmenté, mais ça reste compliqué.
Alors que la saison de navigation des rivières ne va pas tarder à recommencer au Québec, je me suis entretenue avec quatre des seize membres de l’expédition afin qu’ils me racontent leur périple de novembre dernier.
Une préparation épique pour un trip magique
Corinne, la cheffe d ’équipe de cette expédition, avait navigué sur le Colorado une première fois quatre ans avant l’expédition par la voie conventionnelle de manière indépendante.
Les points d’entrée et de sortie sont quasi les mêmes pour tou.te.s, étant donné le canyon profond qui empêche toute route de parvenir près des berges du fleuve sur 225 miles (environ 362 kilomètres). Pourtant, les descentes guidées sont souvent moins longues : les entreprises transportent les bagages avec des bateaux à moteur.
Cette première expérience a donné le goût à Corinne de retenter le tout. « Le Québec a des rivières similaires en termes de rapides, mais ce qui est vraiment unique au Grand Canyon, c’est la durée, explique Corinne. On a été là pendant 25 jours, c’est quand même spécial! »
« C’est le mood dans lequel t’embarques », appuie pour sa part Alexandre, un autre membre de l’équipe. « Décrocher de la société, de la civilisation, pour recréer une microsociété au fond d’une craque. Tu n’as plus vraiment de soucis, de courriels ou de téléphone, plus de trucs à gérer, t’as tout géré avant pour avoir un mois que tu vis vraiment pour toi », philosophe-t-il.
« C’est aussi le type d’embarcation qui rend le trip spécial, ajoute Corinne. Ce n’est pas sur toutes les rivières qu’on peut amener d’aussi gros rafts. »
Après avoir enrôlé le plus de leurs ami.e.s possible, Corinne et son copain ont entamé les démarches pour obtenir un permis. Pour avoir plus de chances, la gang s’est divisée en petits groupes de 3-4, avec à la tête de chacun une personne un peu plus expérimentée.
Sur le plan du rafting, cette section du fleuve Colorado a un fort débit et un niveau de difficulté assez élevé. Le parc demande donc qu’au moins une personne par expédition fasse la preuve d’une expérience en eau vive sur ce genre de rivière. Pour nos compères, ce n’était pas un problème : la plupart se sont rencontré.e.s par l’entremise d’emploi d’été dans les camps de canot du Québec.
Sur cinq applications envoyées, une seule s’est avérée fructueuse. Heureusement, un seul permis suffit pour les seize compagnons d’aventure, huit filles et huit gars. Ils ont reçu la réponse en janvier 2020, ce qui leur laissait donc un an et demi pour se préparer.
Le 6 novembre 2021, c’était le grand départ à partir de Lees Ferry.
Affronter des défis de taille
Évidemment, ça aurait été un peu compliqué d’acheminer leurs propres embarcations depuis le Québec. Le groupe a donc loué six monstrueux raftings de 18 pieds avec glacières intégrées ainsi que trois kayaks à un équipementier local, qui s’occupait aussi de fournir la nourriture et le matériel de camping.
Les journées d’expédition commençaient tôt pour la gang. Il fallait se lever aux aurores pour déjeuner, remballer le camp et tout sangler sur les bateaux afin de partir en début d’avant-midi et avoir le temps de naviguer un peu avant le coucher du soleil. Entre les hautes parois étroites du Grand Canyon, la pénombre s’installe tôt en fin d’après-midi.
Durant la descente, le groupe s’arrêtait aussi fréquemment pour faire le repérage des rapides en aval ou pour faire des randonnées plus ou moins longues dans les canyons auxiliaires.
On aurait plutôt tendance à associer les paysages désertiques de l’Arizona à une chaleur extrême, mais c’est plutôt le froid qui a été un défi presque quotidien pour le groupe.
« Le dry-suit (combinaison étanche) est nécessaire pour faire cette descente, observe Alexandre. En novembre, l’eau du fleuve est vraiment froide, au point que se laver est une torture. Des fois, t’as le soleil 30 minutes par jour parce que t’es dans une craque. La température est d’environ 15 °C, donc tu ne peux pas être mouillé toute la journée. »
Les écarts de température sont importants sur le Colorado, alors qu’il peut faire 30oC au soleil et 8oC. la nuit. Le feu de camp en soirée est donc vraiment bienvenu. C’est aussi l’occasion de souder encore plus le groupe et de socialiser avec les autres pagayeurs et pagayeuses rencontré.e.s sur le fleuve.
Pour les 16 équipier.ère.s, le fleuve a aussi constitué un défi technique.
« Je suis vraiment fière d’avoir ramé tous les gros rapides et d’avoir fait du raft, parce que j’avais de l’expérience en canot d’eau vive, mais pas en raft », souligne Élisha, une autre membre de l’expédition. « Me dire : Je suis capable! La pression de performer est peut-être plus forte pour les filles, habituées à être minoritaires en eau vive. Les membres de l’équipe ont été très solidaires : à aucun moment ils ne m’ont fait sentir que je n’y arriverais pas ».
Corinne et Alexandre ont pu vivre des premières en kayak.
D’abord réticente devant la grosseur des rapides, Corinne s’est décidée à y faire face le troisième jour et non le moindre, puisqu’ils affrontaient ce jour-là les Roaring 20s, des rapides redoutables. « Si je n’y allais pas là, je n’y aurais pas été de toute l’expé. Finalement, j’ai tellement eu de fun, pis je peux dire que j’ai fait du kayak dans le Grand Canyon! », se réjouit-elle.
Alexandre révèle qu’il faisait du kayak pour la première fois de sa vie. Dur de faire plus mémorable pour une première fois.
« Les paysages sont tellement incroyables, se remémore Naomi, quatrième membre du quatuor interviewé. Être entourée de roches vieilles de millions, de milliards d’années, tu ne peux pas ne pas être émue. Surtout lorsqu’on pense que d’ici à peine quelques années, la rivière ne sera peut-être plus navigable. »
Naomi fait référence au déclin alarmant des niveaux d’eau du barrage Hoover, déclin qui menace l’approvisionnement en électricité et en nourriture de millions d’Américain.e.s.
« Au départ du trajet, on voyait beaucoup de mises en garde d’économiser l’eau, nous prévenant que le barrage pourrait être à sec dans deux ans », raconte Élisha.
Si le barrage ne tourne plus, le débit du Colorado pourrait devenir imprévisible, ce qui rendrait la navigation plus complexe et plus dangereuse.
« Je suis vraiment reconnaissante d’avoir eu la chance de vivre cette expérience-là et que, malgré la COVID, nos deux années de préparation se soient concrétisées avec une expé de rêve », confie Naomi.
Après avoir affronté le Grand Canyon, les quatre pagayeurs et pagayeuses visent pour leur prochain défi des rivières d’un niveau encore plus haut, histoire de continuer à se dépasser.
En attendant, les quatre aventuriers et aventurières guettent avec impatience le retour des beaux jours pour retourner naviguer sur les rivières du Québec.