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Pourvoyeur, mais progressiste, ça se peut?
‘Cause the boy with the cold hard cash is always mister right.
- – Madonna, Material Girl, 1984
Je me considère un homme moderne. Progressiste, même. Je veux l’égalité (politique, légale et sociale) des genres, je ne dis pas à mon neveu qu’un gars ça pleure pas, et j’ai des œuvres de Francis Dupuis-Déri et bell hooks dans ma bibliothèque. Mais pourtant, à la fin d’une date, j’ai encore un inconfort profond à l’idée que celle qui m’honore de sa compagnie paye quoi que ce soit.
Un inconfort facile à rationaliser
C’est facile de me trouver des raisons parfaitement féministes pour insister que mes compagnes ne sortent pas leurs portefeuilles. D’abord, par reconnaissance d’iniquité dans les dépenses : les standards de beauté imposent aux femmes des dépenses beaucoup plus importantes en temps et argent, et comme j’ai un fort parti pris en faveur de ces standards de beauté, ramasser le bill est un simple retour de l’équilibre du coût total de la soirée.
Ou, si on veut vraiment pousser loin, par principe d’équité collective : les femmes gagnent encore, en moyenne, moins que les hommes même à travail égal. Jusqu’à ce que ce fléau soit finalement réglé, demander que la facture unique me revienne me semble un geste socialement équitable.
Oui oui, c’est ça – c’est pas un résidu de culture macho que je ressens à voir la carte de crédit de ma compagne, c’est du féminisme socio-structurel!
Un regard intérieur
Ben non, évidemment. Ces rationalisations ne tiennent pas la route. Me croire économiquement redevable pour le coût du maquillage et des vêtements de ma date parce qu’elle les porte pour nos soirées revient à croire qu’elle s’habille comme ça pour moi, et pas pour elle. Même si on met de côté cette dimension possessive, autant dire que les gars qui s’achètent des voitures sport pour s’attirer l’attention des filles impressionnées par ce genre de chose devraient par la suite refiler leurs factures de garage à leurs blondes. Et si c’est par reconnaissance du moindre salaire des femmes à l’échelle sociale, pourquoi j’ai ce même sentiment quand je sais que ma compagne gagne plus que moi?
Difficile d’y voir autre chose qu’une réalité bien plus triste et banale : l’intériorisation du rôle masculin comme étant un pourvoyeur de ressources matérielles. Un bring-home-the-bacon-isme installé si profond dans mon psyché qu’il résiste encore et toujours aux avancements externes et internes de l’égalité des genres. Peu importe les assurances sincères de celles qui me fréquentent qu’elles n’ont pas de problème à payer leur part, au moment de l’addition finale, j’insiste pour la prendre seul. C’est plus fort que moi.
Une réalité partagée
Malgré le léger tabou d’en parler, je constate après un tour de mes amis et amies que je semble loin d’être le seul – tant dans la pratique que dans les minces rationalisations qu’on se sert pour ne pas trop y penser. Certains me répondent qu’ils sont (au moins en théorie) adeptes de la pratique que celui qui invite est celui qui paye. Mais en pratique, les cas « d’exception » à la pratique me semblent plus communs que la règle. Pressés un peu, la plupart de mes amis m’avouent que, oui, ils n’aiment pas plus que moi que le résultat de leurs dates se retrouve sur les relevés bancaires de leurs compagnes à la fin du mois.
Voulant m’assurer que je ne vivais pas simplement un effet de chambre à échos là-dessus, j’ai fouillé un peu. Même si ça commence à remonter à longtemps, un sondage en 2013 montrait qu’au Québec, pas moins que 84% des hommes pensent qu’ils devraient payer toute la facture d’une soirée galante, contre seulement 58% des femmes qui croyaient que Monsieur devrait s’emparer seul de la facture. Comme pour illustrer la tension en jeu, 64% des hommes croyaient néanmoins que les femmes devraient partager les dépenses, ce qui veut dire qu’au moins 48% ressentaient la même contradiction. (Vraiment, mesdames, là-dessus vous ne pouvez pas gagner!)
Peut-être qu’un jour j’arriverai au fond de cet inconfort. Peut-être qu’un jour je n’aurai pas le choix. Mais peut-être pas et je vais simplement vivre avec cette tension jusqu’à ce que je quitte définitivement le monde du dating. Je suis rendu vieux, après tout, et c’est peut-être une affaire générationnelle.
Heille les Gen Z qui n’étaient pas encore rendus là en 2013, c’tu mieux chez vous aujourd’hui?