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Mener une double vie professionnelle ou comment cumuler deux salaires
Quand on pense à l’expression « mener une double vie », on pense immédiatement à quelqu’un qui vivrait deux relations intimes en parallèle. Et si on troquait la « relation intime » par la « relation professionnelle » ? Depuis la pandémie et avec l’essor du télétravail, plusieurs personnes ont tenté l’expérience. En anglais, elle possède même un nom : l’« overemployment ».
C’est exactement ce qu’a fait Julien* dans le plus grands des secrets, durant quelques mois.
*Son nom et certains détails ont été modifiés afin de préserver son anonymat.
Il était une fois un employé qui s’ennuie
Selon Statistique Canada, en date d’avril 2022, 22,4 % des Canadiens travaillaient la majorité de leurs heures à distance. C’était le cas de Julien, qui a vu sa maison et son bureau ne devenir qu’un durant la pandémie.
Après trois ans et demi avec le même employeur (qui sera nommé « entreprise A »), l’ennui et le manque de motivation commençaient à se faire sentir. Suite à ce constat, il décide de changer d’emploi.
« Je m’emmerde, fa’que, je vais appliquer ailleurs », s’est alors tout bonnement dit celui qui TRAVAILLAIT ALORS environ 35 heures par semaine.
En juin 2022, Julien obtient sa première entrevue. Le nouvel employeur l’intéresse beaucoup : un milieu jeune, dynamique, complètement différent de son autre employeur. Il décroche finalement le poste qui lui offre 37,5 heures par semaine, dans une entreprise qui sera quant à elle nommée « entreprise B » pour les besoins de la cause (original, je sais).
Arrive alors le moment fatidique de la démission qui, on va se le dire, n’est jamais le fun.
Mais l’été arrivait à grands pas, et c’était une période plus tranquille pour l’entreprise A. Julien décide alors de conjuguer les deux emplois durant les 2-3 semaines restantes et d’annoncer son départ une fois la période estivale bien entamée. Il donnerait ainsi un dernier petit coup de main à son ancien employeur, pour finalement quitter pendant une période plus « creuse ». Ce qu’il ignorait, c’est que ces 2-3 semaines allaient se transformer en 7 mois.
Une double vie
Son premier emploi lui permettant de manier son horaire comme il le désirait, il s’est vite rendu compte qu’il était possible de conjuguer les deux postes, sans en parler à ses employeurs, et ce, au grand dam de son entourage. « Je l’ai dit à mes amis proches, puis ils me disaient tous ‘’Là, arrête! Tu ne peux pas faire ça […], ça va te rattraper!’’ », me relate Julien.
Son quotidien était désormais scindé en deux. Il s’arrangeait pour que ses rencontres de suivi avec l’entreprise A soient l’avant-midi et l’après-midi pour l’entreprise B. S’il lui restait des tâches à effectuer, il pouvait combler le soir ou la fin de semaine. Ça, c’était son plan sur papier.
En réalité, les journées de travail de Julien se sont métamorphosées en véritables parties de Tetris.
Les deux emplois pouvaient parfois se chevaucher. Littéralement. « C’est déjà arrivé que j’aie pris une rencontre avec mon AirPods d’une oreille, et une autre […] d’une autre oreille, car les deux étaient importantes », m’explique celui qui se la jouait 007. Une situation « hyper stressante », de son propre aveu.
Conserver le secret
Pour éviter que la vérité n’éclate au grand jour, Julien s’était lui-même imposé certaines règles strictes. Tout d’abord, il a nettoyé ses réseaux sociaux. Il a masqué sa page LinkedIn à la vue du public et s’assurait de ne pas être identifié dans les publications de ses employeurs.
Ensuite, le matériel. Julien travaillait sur deux ordinateurs différents (chacun fourni par la compagnie), avec deux écrans, deux claviers, deux souris. Pour le dépôt de sa paie, il avait également pris la peine d’ouvrir un deuxième compte de banque pour être certain que l’argent soit déposé à deux endroits différents.
Finalement, l’opération la plus délicate, à mon humble avis : les relations interpersonnelles.
Aucun collègue de part et d’autre ne devait être au courant de sa double vie.
Il n’avait révélé son secret qu’à ses parents et ses amis les plus proches, à condition que ceux-ci ne fassent pas partie de son cercle professionnel.
Malgré tout, il est parvenu à tisser des liens avec ses nouveaux collègues de travail. « Il y a eu un beau party de Noël, je m’y suis fait des amis », me raconte-t-il, en ajoutant avoir pensé à quitter son premier emploi, mais qu’il a finalement décidé d’y aller au jour le jour, tant et aussi longtemps qu’il serait capable de le faire.
Ça en vaut les risques?
Au mois de février 2023, la pandémie n’étant plus qu’un lointain souvenir, ses deux employeurs songeaient à ramener leurs employés au bureau en imposant des journées de travail en présentiel. Sentant que cette « nouvelle » double vie s’apprêtait à devenir encore plus complexe, il a préféré remettre sa démission à l’entreprise B .
Est donc arrivé le moment où j’ai posé la « question la plus importante » de mon entretien avec Julien : « Fa’que, est-ce que ça en a valu la peine ? ». « À quoi bon se faire subir ça, si c’est plus un calvaire qu’autre chose ? », me suis-je marmonné intérieurement. Sa réponse était plutôt nuancée.
Le fait d’évoluer dans un environnement complètement opposé au sien dans l’entreprise B lui aura permis de développer de nouvelles compétences. Le hic, c’est qu’il ne peut ajouter cette expérience à son CV, par crainte qu’un futur employeur ne commence à effectuer certaines vérifications.
Il a, par contre, pu jouir d’un grand avantage salarial et ça, il ne s’en cache pas.
Après tout, il a cumulé deux postes à temps plein et deux salaires annuels de 90 000$ pendant 7 mois.
Que va-t-il faire de tout cet argent? Notre Julien est sage, il n’a pas touché à ce deuxième salaire. Il s’est créé un petit coussin « pour l’avenir », mais ne sait toujours pas ce qu’il en fera.
Pour la petite histoire, il travaille toujours au sein de l’entreprise A. Au terme de son expérience, Julien s’est rendu compte qu’il s’y plaisait, malgré l’aspect un peu plus routinier. À sa grande surprise, suite à sa décision, il a été mis en lice pour une promotion, qu’il a reçue tout récemment! Comme quoi il répondait aux attentes, même en menant cette double vie.
Cette tape dans le dos de l’entreprise A lui aura aussi permis de se recentrer. « Ça m’a motivé et ça m’a permis de revenir en force et de me concentrer sur un seul travail », m’explique-t-il finalement.
Loin d’être un cas unique
Lorsque Julien a appris qu’il n’était définitivement pas le seul à pratiquer « l’overemployment », il semblait surpris. Selon Statistique Canada, en 2019, 215 000 personnes possédaient un « travail d’appoint ». On ne sait toutefois pas s’ils les occupaient en même temps.
Par ailleurs, il existe toute une communauté autour du phénomène de « l’overemployment ».
Au cours des dernières années, des groupes de discussion sur les plateformes Discord et Reddit ont été créés dans lesquels on s’échange des trucs et des anecdotes. Selon Business Insider, qui s’est également penché sur la question, ces réseaux combinés cumuleraient plus de 300 000 travailleur.se.s.
C’est légal, le polyemploi?
Selon la loi, rien ne vous empêche de cumuler plus d’un emploi. Par contre, l’article 2088 du Code civil prévoit que « tout salarié doit agir avec loyauté et honnêteté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail ». Plusieurs contrats de travail possèdent également une clause de non-concurrence.
Je ne suis toutefois que l’humble messager de ces faits légaux. Après, pour ce qui est de l’éthique de la chose, à vous de juger! C’est pas ma job et une deuxième ne m’intéresse pas.