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Maktaba : une librairie-boutique nouveau genre dans le Vieux-Port
On longe les briques délavées d’un vieux bâtiment, on foule le pavé plus-que-centenaire, et en empruntant un petit escalier anonyme, on entre dans un lieu qui nous distance aussitôt du chaos extérieur. Éclairés par le soleil qui traverse les grandes fenêtres arquées, des gens lisent et boivent du thé sur de jolis tapis.
On a beau être en plein milieu du Vieux-Montréal, on se sent transporté.e dès le moment où l’on pousse la porte du Maktaba, nouveau projet commun de l’écrivaine et artiste Sundus Abdul Hadi et de son partenaire de vie et d’affaires Yassin Alsalman, alias Narcy, rappeur et professeur à l’université Concordia.
Librairie-boutique nouveau genre, Maktaba, mot qui a le double sens de « librairie » et de « bureau » en Arabe, offre aux Montréalais.es comme aux touristes curieux et curieuses une sélection de livres, de vinyles et d’items artisanaux, créés en grande majorité par des artistes de couleur.
Après un weekend d’ouverture particulièrement réussi, à tel point que plusieurs items sont déjà en rupture de stock, je me suis posé avec Sundus et Yassin pour parler de leur nouvel établissement.
Pouvez-vous me parler de la partie boutique de Maktaba?
Yassin : Notre marchandise se compose d’items faits par les amis et la famille, en petite quantité, et traités comme des oeuvres. Nous ne travaillons pas avec des marques qui sont facilement distribuées : la plupart des artistes dont tu vois le stock viennent de notre région en Irak, mais éventuellement, on voudrait faire la même chose avec des artistes turcs, des brands africains, les gars de Daily Paper, Les Benjamins. Des marques que l’on ne trouve pas en ville et qu’il faut se procurer en ligne. J’aimerais avoir de leur stock, mais aussi pouvoir organiser de réels pop-ups avec eux.
La section musique est plutôt petite pour l’instant, mais on va continuer de la faire grandir avec le temps. Notre coin lecture est une pièce assez commune dans les ménages, d’où on vient. C’était important pour nous de l’avoir. Les gens peuvent venir acheter un livre, s’asseoir et le lire un peu, on leur offre du thé. C’est important pour nous que les gens se sentent bien quand ils viennent, comme si on les recevait chez nous.
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Et pour les livres, Sundus, comment as-tu fait tes choix?
Sundus : Pour donner aux gens ce sentiment d’entrer chez eux encore plus, la curation de livres est essentiellement un copié-collé de ma propre bibliothèque, à la maison! J’ai une passion pour les librairies, j’essaie d’aller dans des librairies partout où je vais dans le monde. Yassin, lui, c’est les marchés!
Il y a toutes sortes de livres, et je dirais que 80 % des auteurs représentés sont des gens de couleur, ou du moins, ce que j’appelle des « auteurs profondément enracinés ». Des gens qui viennent de communautés anciennes, décoloniales, autochtones à leur région.
Chaque section essaie de faire écho à une facette différente de qui nous sommes. Certains livres sont politiques, d’autres sont là pour faire changer les perspectives sur notre monde. J’ai toute une section dédiée à Octavia Butler, la reine afro-américaine de la sci-fi. Je veux des livres qui aient un impact sur les gens.
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Avez-vous eu de l’aide de vos maisons d’édition, en approvisionnement de livres ou en conseils?
Sundus : Non! Tout est DIY. On ne voulait rien emprunter à qui que ce soit. On a trouvé des trucs sur Marketplace, on a pris des meubles chez nos parents. En fait, j’ai utilisé l’argent des royautés de mes livres pour acheter le stock de livres, et Yassin a utilisé les siens pour faire imprimer la première run de vêtements. On fait ça par amour.
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C’est votre première expérience de commerce de détail?
Sundus : Comme ça, oui. Depuis une dizaine d’années, nous avons ensemble We Are the Medium, notre agence collective, et Maktaba tombe sous le parapluie de l’agence. Ça fait longtemps qu’on run une business, mais pas un lieu physique comme celui-ci.
Yassin : J’ai fait pas mal de pop-ups, dans différentes villes, et j’adore arriver avec beaucoup de merch, et quand les gens repartent, il n’y a plus rien. J’essaie d’en faire une expérience. Comme la fois, il y a quelques années, où on avait pris un espace que l’on avait transformé en épicier de coin de rue du bled. Avec tous les produits que l’on ne retrouverait qu’au pays, on se sentait vraiment transporté.
Quel est votre public, jusqu’à maintenant. Savent-ils ce qu’ils viennent chercher?
Sundus: Ç’a été très hétérogène, jusqu’à maintenant. Mais la réception du public a été très bonne, on a eu des jeunes, des vieux, des touristes, des gens qui savaient exactement quel livre ils voulaient et d’autres qui voulaient se laisser conseiller. On ne sait pas encore ce que notre public cible sera, mais à date on a beaucoup de soutien de gens de notre communauté, c’est assez ahurissant et rassurant.
Yassin: Quelques-uns de mes anciens étudiants sont passés. C’est bizarre, car en tant que prof, tu ne peux pas vraiment mettre de l’avant ta musique ou ta carrière, les jeunes doivent le découvrir seuls. Mais ils viennent ici et très vite ils comprennent ce qui influence beaucoup des choses que l’on aborde en classe. Et quand ils voient qu’on est auteurs aussi, ça les emballe, ils repartent avec nos livres.
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Alors que le papier est tranquillement délaissé et que les ventes de livres ne sont plus ce qu’elles étaient, qu’est-ce qui vous a motivé.e.s à ouvrir une librairie spécialisée en 2022?
Sundus : Tout le but d’avoir une business, pour nous, était de réfléchir à comment on peut se supporter en tant qu’artistes dans cette ville, et comment est-ce qu’on peut impliquer notre communauté. Ce sont les deux lignes directrices, pour nous, qui nous ont signalé que c’était important que nous allions de l’avant avec ce projet.
Parce que, mine de rien, c’est gros! C’est se partir une business, c’est une grosse job. Il n’y a pas de blueprint, dans notre cas. Personne ne t’apprend comment monter une business guidée par des artistes, ou comment te partir une librairie spécialisée. Des endroits comme ici n’existent pas dans cette ville, voire en Amérique du Nord.
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Vous en parlez autant comme un business que comme un projet communautaire…
Sundus: Je t’avouerais que c’est épeurant, on est nerveux. Nous sommes arrivés dans le monde du livre en tant qu’auteurs et artistes, donc notre motivation et notre background sont différents. Mais ici, on sent qu’on a le soutien de notre communauté, et on fait de notre mieux pour leur faire une vitrine. On a la chance d’offrir des livres écrits par des gens que l’on connaît, qui font partie de notre communauté au sens large, et de les faire découvrir à un nouveau public. Et, insh’Allah, éventuellement pouvoir les recevoir ici pour qu’ils rencontrent les gens.
De toute façon, je ne crois pas que les librairies soient de gros générateurs de profits. Donc on savait en rentrant dans cette industrie que ce qu’on voulait était d’avoir un plan d’affaires durable qui nous permettrait d’avoir un impact culturel et spirituel. L’intention est plus importante que les profits, et la culture est plus importante que le commerce!
On est artistes, à la base, donc prendre des risques fait partie de notre manière de travailler. On a approché ça comme un projet artistique, on s’est lancé, et puis on dealera avec les conséquences plus tard s’il faut!