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Les NFT: bulle spéculative, ou révolution culturelle?
Depuis le début de l’année 2021, la «crypto» au sens large gagne du terrain. En partie propulsée par la frénésie des memestocks comme les actions de Gamestop, qui ont connu des flambées incroyables sur le marché boursier, la crypto devient de plus en plus connue et alléchante pour les investisseurs.
Bien entendu, tout le monde connait maintenant les Bitcoins, qui ont été une porte d’entrée vers les cryptomonnaies et l’utilisation des technologies de la chaîne de blocs, ou blockchain, comme sécurité additionnelle pour une multitude de transactions sur internet. Mais connaissez-vous les NFTs, ou non-fungible tokens ? Car dans les trois derniers mois, c’est le mot sur les lèvres d’à peu près tous les acteurs du monde de l’art. Et le marché québécois entend bien obtenir sa part de cette tarte très lucrative.
Qu’est-ce que c’est?
Littéralement traduit, il est question d’un «jeton non-fongible»; c’est-à-dire un objet (matériel ou non) qui ne peut être échangé contre un autre. Par exemple, un dollar est un jeton fongible, puisqu’il est interchangeable avec n’importe quel autre dollar sans que cela affecte sa valeur. Un peu comme une carte de baseball extrêmement rare, un NFT est un objet unique et dont la valeur peut changer en tout temps, selon le cours du marché.
Pourquoi quelqu’un dépenserait des centaines de milliers de dollars pour devenir propriétaire d’une courte vidéo de LeBron James qui fait un slam dunk?
Ce sont en général des objets numériques, comme des images, des vidéos ou même des tweets. Même si au fond, le fichier JPEG que vous achetez est facilement disponible et reproductible, la différence est que vous en devenez le propriétaire absolu, grâce au blockchain.
Comment ça fonctionne?
C’est de la spéculation de haut niveau. Après tout, pourquoi quelqu’un dépenserait des centaines de milliers de dollars pour devenir propriétaire d’une courte vidéo de LeBron James qui fait un slam dunk? La réponse que vous donnerait sûrement l’acheteur: pourquoi pas?
Essentiellement, c’est comme acheter une unité de cryptomonnaie. Sa valeur est purement décidée par le marché et à quel point quelqu’un d’autre voudrait l’acheter. Par contre, à la différence d’un bitcoin ou d’un ether, qui sont fongibles, les NFT sont uniques.
Lorsque vous achetez un NFT et que vous en devenez le propriétaire, un certificat d’authenticité vous est attribué, et la transaction est placée dans un registre informatique hypersécurisé, le blockchain. Vu que l’information de la transaction est visible pour tous en tout temps et est attribuée à votre portefeuille virtuel, votre titre de propriété devient inviolable.
Une nouvelle ère pour l’art numérique
En bref, les NFT en tant que concept sont censés offrir la possibilité à des créateurs d’appliquer une valeur plus haute à leurs œuvres en créant un sens de rareté, malgré le fait qu’elles soient immatérielles et décentralisées. De plus, cela offre en principe la chance de se défaire des intermédiaires, comme des agents ou des compagnies d’encans (bien que ces dernières aient leur mot à dire).
À la mi-mars 2021, une œuvre de l’artiste numérique américain Beeple se vendait pour 69 millions de dollars.
Si quelqu’un au Québec est bien placé pour comprendre la situation, c’est Sophie Latouche. Après un diplôme de l’université Concordia en intermédia et cyberarts, avec un crochet par les HEC en gestion d’organismes culturels, elle cofonde Galerie Galerie, un espace de diffusion d’arts en ligne. L’automne dernier, certains de ses amis qui font de l’art numérique lui ont parlé des NFT et des possibilités qui leur sont associées. Mais elle ne s’attendait certainement pas à ce qu’il y ait un tel engouement, aussi rapidement.
«Avec Galerie Galerie, on a fait un encan numérique en 2017, raconte Sophie. Les œuvres étaient sur des clés USB. Donc ça fait longtemps qu’on réfléchit à comment vendre et commercialiser des œuvres numériques. L’enjeu principal est que c’est facilement copiable et transférable, alors que quelqu’un a travaillé fort et longtemps sur un fichier. On savait que le fait que l’œuvre ne soit pas unique pouvait être un problème, du point de vue d’un collectionneur.»
Quatre ans plus tard, à la mi-mars 2021, une œuvre de l’artiste numérique américain Beeple se vendait pour 69 millions de dollars lors d’un encan de la prestigieuse maison Christie’s. C’est un record mondial pour une œuvre numérique et pour un NFT. Cela a fait de Beeple un des trois artistes toujours vivants les plus profitables au monde. Une véritable histoire de film hollywoodien, lorsqu’on apprend que jusqu’en octobre dernier, l’œuvre la plus chère qu’il avait réussi à vendre ne lui avait rapporté que de 100$.
Vendre 303 œuvres a nécessité autant d’énergie qu’en consomme le résident moyen de l’Union européenne en 33 ans, et a émis plus de 70 tonnes de CO2.
«Évidemment, quand ça a commencé à exploser, on s’est demandé si on n’avait pas déjà pris trop de retard. Tout le monde se sentait un peu dépassé non seulement par les développements rapides, mais les montants qui étaient en jeu», confie Sophie Latouche. «On sait que c’est un grand pas. Il va falloir s’adapter et réfléchir à ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas. Parce qu’il y a du beau et du moins beau, dans cette industrie-là.»
Sophie Latouche, comme plusieurs personnes dans le milieu, s’inquiète d’ailleurs de la flambée des prix des NFT. Est-ce que les NFT sont une simple bulle spéculative, ou sont-ils réellement un nouveau pas dans la bonne direction pour une rémunération adéquate des artistes pour la qualité de leur travail?
Une révolution pour l’art?
Claude*, qui a préféré garder l’anonymat, tient depuis quelques mois avec des amis NoFrameThanks, une agence qui représente différents artistes en NFT. «On va un peu à contresens du mouvement, dans le sens où le but est de se débarrasser du middleman», explique-t-il. «Mais j’ai décidé de recréer un rôle de middleman, voyant qu’il y avait une saturation d’artistes et que les collectionneurs ne savaient plus vraiment sur qui miser pour être sûrs d’investir au bon endroit, dans des artistes qui vont percer dans leur domaine.»
Si on pense d’emblée à des œuvres numériques visuelles lorsqu’il est question de NFT, il ne faut pas oublier que c’est de l’internet dont on parle. Très vite, tout s’est mis à être vendu comme NFT, et les artistes montréalais n’ont pas attendu pour s’y mettre. Le musicien Jacques Greene a mis à l’encan un clip audiovisuel de six secondes pour Promises, une nouvelle chanson, qui venait aussi avec les droits d’édition musicale à perpétuité de la chanson. Un peu plus de 24 heures plus tard, le NFT de Promises était adjugé à 13.00 ETH, soit environ 31 500$ US.
Le jeune rappeur montréalais Rowjay a vendu un tweet pour environ 40$, alors que les œuvres du créateur 3D FvckRender se vendent plusieurs dizaines de milliers de dollars.
L’impact environnemental en vaut-il le coup?
L’ancienne Montréalaise Grimes s’est elle aussi adonnée au jeu des NFTs. Elle a vendu début mars 303 copies d’œuvres numériques qu’elle a réalisées, pour un total d’un peu plus de six millions de dollars américains. Mais un fait intéressant a surgi, lorsque des internautes ont noté que le bilan énergétique de cette simple transaction était désastreux.
Vendre ces 303 œuvres a nécessité autant d’énergie qu’en consomme le résident moyen de l’Union européenne en 33 ans, et a émis plus de 70 tonnes de CO2.
Le feu a été allumé, de l’argent a été gagné, et beaucoup de monde y voit une mine d’or.
Cela pose depuis quelques semaines de sérieuses questions dans le milieu, et a certainement mis un frein considérable à l’engouement autour des NFT. L’artiste et activiste environnemental français Joanie Lemercier était l’un des premiers à s’intéresser à cette nouvelle technologie, mais a renoncé à cette voie après avoir été informé de la consommation d’énergie que nécessitent les transactions par crypto. «Il s’avère que la vente de six de mes œuvres de CryptoArt ont consommé plus d’électricité en 10 secondes que mon studio au complet en deux ans», écrivait-il sur son site web en février.
Mais il faut noter que c’est la technologie de blockchain et non la vente de NFT elle-même qui est extrêmement énergivore.
Claude, de NoFrameThanks, voit les choses différemment. «Je crois que la campagne de salissage qu’il y a eu sur les médias sociaux est totalement injuste. Je crois que de se partir une compagnie de t-shirts, c’est quarante fois plus polluant qu’un artiste qui, pour la première fois, arrive à faire de l’argent avec son art», dit-il. «C’est vrai que ça a un réel impact écologique, et je suis sensible à ça. On essaie de trouver des solutions, de compenser. Et on mise beaucoup sur Ethereum 2.0, qui devrait s’en venir cet été.»
Il n’est d’ailleurs pas le seul à miser sur la nouvelle technologie d’Ethereum, un système de blockchain avec sa propre cryptomonnaie, l’ether; assez comparable dans la forme au bitcoin. Très utilisée dans le monde des NFT, la technologie devrait, d’après ses créateurs, recevoir une mise à jour cet été, qui visera entre autres à la rendre plus écologique et moins énergivore.
D’ici là, il est aussi difficile aujourd’hui que ce l’était en décembre dernier de prévoir ce que l’avenir réserve aux NFT. Mais il est certain que le feu a été allumé, de l’argent a été gagné, et beaucoup de monde y voit une mine d’or.
«Je sais pas si ça sera un changement radical, pour les artistes ou l’industrie. Mais depuis le début, on se demande comment redonner de l’argent aux artistes et les soutenir. Quand ta pratique est vue comme outsider ou edgy et qu’elle n’est pas tout à fait comprise, c’est dur d’attirer l’attention sur tes œuvres. C’est sûr qu’on veut en vendre, mais on veut bien le faire, et en créant des alliances», conclut Sophie Latouche.