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Comme pas mal de monde, j’ai commencé à décrocher des Cowboys Fringants après La Grande messe.
J’ai l’impression qu’à part les irréductibles (allô, mon ex belle-sœur Mimi), on est plusieurs à avoir eu le même réflexe, après avoir appris par cœur 12 Grandes chansons, Motel Capri et Break Syndical.
Pourtant, j’ai vécu les concerts intimes dans des bars encore enfumés, les Saint-Jean grivoises et les grands rassemblements (Les Francofolies de 2003, la Saint-Jean parallèle de 2005 avec Loco Locass au parc Jean-Drapeau).
J’ai même vécu mon petit moment d’éternité avec Karl Tremblay, qui m’avait sauvé du déluge en m’invitant sous sa tente avec son band en attendant leur concert prévu au Rockfest de Montebello, en 2017.
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J’étais alors avec ma collègue Christina et le chanteur nous avait offert des bières pendant que le band barrait des tounes de son pacing à cause des pluies diluviennes.
J’allais fumer des clopes avec Karl dans un kart de golf parqué près de la scène, frappé par sa gentillesse et son côté accessible alors qu’une foule bruyante grondait en attendant le show sous une mer de parapluies.
Quand la météo s’est calmée, Karl nous a invité à regarder le show de la scène, derrière la batterie, une des meilleures expériences live de ma vie.
Tout ça pour dire qu’à part ce moment de grâce et un autre au Métropolis avec un Jérôme Dupras complètement déchaîné qui bodysurfait, ça faisait déjà quelques albums que je me contentais de suivre de loin les activités du groupe. L’aventure française, Marine Marchande et cie, j’avoue avoir raté tout ça (j’ai tout rattrapé depuis une semaine).
En vérité, je trouvais le virage engagé un brin gnangnan, ou peut-être m’étais-je juste trop embourgeoisé, ce qui m’a fait perdre un peu de ma fougue de fringant vingtenaire qui scandait les paroles d’En berne comme si c’était mon Refus global.
Soudain, Les Antipodes
Mais voilà qu’une chose à laquelle je n’avais pas pensé s’est produite en 2019, en marge de la sortie de l’album Les Antipodes.
Ma fille Simone, alors âgée de sept ans, s’est mise à écouter L’Amérique pleure. Faut dire qu’il fallait être un contorsionniste de haut niveau pour échapper à ce puissant ver d’oreille, qui jouait alors en boucle partout sur les ondes de la province.
De fil en aiguille, elle a étendu son exploration à Sur mon épaule et Les maisons toutes pareilles, pour se ramasser quelques années plus tard avec une impressionnante connaissance du catalogue des Cowboys.
Elle découvrait leur musique dans sa chambre, entre deux danses sur TikTok, l’intégrant à une playlist regroupant Dua Lipa, Billie Eilish, Olivia Rodrigo, Harry Styles et Ed Sheeran.
À part J’aime ta grand-mère des Trois Accords et la toune de Roxane Bruneau, ce fut son premier vrai coup de foudre avec la musique québécoise.
Juste ça, c’est pas rien, en plus d’être une grosse source de fierté pour moi, qui ai grandi musicalement avec les Piché, Beau Dommage, Desjardins, Harmonium, Malajube, Karkwa, Marjo, Les Colocs, Leloup et autres de ce monde.
Ok, peut-être pas à son âge, où j’étais, comme tout le monde, aspiré dans le vortex des New Kids on the Block.
(Step five) don’t you know that the time has arrived?
Huh!
La musique québécoise jouait à la radio familiale, barrée à vie à Cité Rock Détente. Francophone, j’ajouterais, puisque ma mère s’est égarée dans une intense période Hébert Léonard.
Pris en flagrant délit de tendresse
Encore tout ébloui de promesses
Avoir envie de toi, envie de nous.
Ça devait coïncider avec le moment où ma mère s’était fait faire la coupe de Demi Moore dans Mon fantôme d’amour pour émoustiller mon père.
-Wow les enfants, vous trouvez pas que votre mère ressemble à Demi Moore!
-Euh…non.
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À l’âge de Simone, je dois mentionner que j’étais quand même un fier membre en règle du fan-club de Mitsou. Mais là, je m’égare dans le proverbial tourbillon de la nostalgie.
De retour aux Cowboys.
Tounes de char
C’est surtout en char qu’on écoute leur musique, Simone et moi. En fait, le jeu, c’est de mettre une toune, chacun notre tour. C’est la meilleure manière pour moi de faire son éducation musicale, en glissant subtilement Break Syndical ou Heavy Metal entre deux tounes de Sia et Like a Prayer de Madonna.
Si j’ai réussi à endoctriner le plus vieux à Nirvana et Pearl Jam, ma fille, elle, a plutôt accroché aux Cowboys Fringants (et aux Cranberries comme sa marraine Gigi).
Tout ça, des petites fiertés du quotidien, du genre qui donne une impression de devoir parental accompli. Ces petits ingrats vont nous reprocher mille affaires jusqu’à leurs derniers souffles, mais s’ils retiennent l’amour des voyages, Vitalogy ou Break Syndical de temps en temps, je vais mourir, la fierté paternelle estampée dans le visage, pendant qu’un proche va me baisser les paupières avec l’endos de sa main comme dans les films (ça ne marchera pas du premier coup).
Selon moi, il n’y a pas grand-chose de plus jouissif* que d’entendre ma fille chanter à tue-tête dans la voiture des paroles qu’elle comprend juste à moitié.
Au p’tit matin Talbot se remettait d’sa brosse
Ça f’sait une heure qu’y était enfermé dans bécosse
En sortant y nous a dit «si vous allez à toilette»
J’vous conseille de craquer une allumette.
*Bon, il y a plusieurs choses beaucoup plus jouissives.
Des paroles qui la font rire et qu’elle chante en se sentant un peu irrévérencieuse. Si les sacres font partie de la toune, c’est qu’ils sont acceptés. Rendu là, ça relève du patrimoine culturel et ça, c’est sacré.
C’est vrai qu’la vie est une salope
C’est vrai aussi qu’t’as pris toute une drop
Mais laisse-toi pas aller, Maurice
Aweye viens-t’en, j’pense qu’y est temps qu’on décrisse.
L’apothéose fut atteinte lorsque nous sommes allés ensemble au concert des Cowboys Fringants au Centre Bell, en 2021, à une époque où le masque était encore obligatoire. Le déconfinement était à nos portes et insufflait une dose d’espoir à ce concert grandiose, où tout le monde, tant sur la scène que dans l’amphithéâtre, semblait heureux de reprendre vie.
Un excellent show, où le groupe en feu avait enfilé une trentaine de tubes (même Su’ mon big wheel (c’tait l’fun)).
Je me souviens avoir passé le concert à m’obstiner avec Simone pour qu’elle baisse son masque pour chanter ses chansons favorites, en vain. La petite, même si elle avait le droit avant douze ans, respectait religieusement les règles.
Simone a fini par baisser son masque pendant le rappel, pendant SA toune jouée dans un océan de lumières de cellulaires.
Quand j’agaçais les p’tites filles
Pas loin des balançoires
Et que mon sac de billes
Devenait un vrai trésor.
Pleurer Karl Tremblay
Aujourd’hui, Simone a onze ans.
Je le réalisais pas, la semaine passée, mais la mort de Karl Tremblay est probablement son premier deuil.
Elle a enterré des arrières grands-parents qu’elle n’a pas vraiment connus et ses grands-parents sont toujours vivants.
Dans son petit monde encore sélect, Karl Tremblay y occupait une place importante. Il faisait partie des meubles de la trame sonore de sa vie.
C’est en voyant sa mère pleurer et son père replonger avec intensité dans le répertoire des Cowboys qu’elle a pu mesurer l’ampleur de cette disparition.
En allant la reconduire au cours de danse, le jour de sa mort, elle changeait les postes de la radio pour découvrir avec consternation que les Cowboys jouaient sur toutes les chaînes. Les yeux mouillés, elle semblait avoir du mal à mettre de l’ordre dans ses émotions, se contentant de chanter les paroles.
Mais au bout du ch’min dis-moi c’qui va rester.
J’ai l’impression qu’elle va se rappeler toute sa vie de cette journée marquante. Le cours de danse, la radio, le souper de fête de sa mère chez les grands-parents, avec la musique des Cowboys Fringants en toile de fond.
Et je la comprends. J’ai vécu la même chose en apprenant la mort de Kurt Cobain, à 16 ans.
Je mangeais des toasts beurre de pinotte/confiture dans notre bungalow à Saint-Eustache et je lisais Philippe Cantin dans les sports en format tabloïd encartés dans La Presse quand la radio m’avait appris le drame.
Le plus grand deuil de ma vie à ce moment, malgré le départ d’un grand-père parti trop jeune, avec qui j’avais hélas passé moins de temps qu’avec Kurt.
Je sais que pour Simone, il n’existe qu’une façon de surmonter ce deuil: retrouver Karl et sa musique, à l’occasion, comme on retrouve un ami qui nous fait sentir bien.
Un ami qui nous fige à jamais dans une époque.