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Le néon était l’amour de sa vie
J’ai grandi entourée de néons. Ils font partie de ma vie et me fascinent depuis aussi longtemps que je me souvienne, même si mes rares tentatives de maîtriser le médium se sont avérées plus qu’infructueuses. Il faut se le dire, je n’ai aucune dextérité. Et le verre en fusion, capricieux as fuck, m’a vite fait comprendre que je n’étais pas destinée à le travailler. Mais je suis la fille du souffleur de néon Gérald Collard, et l’amour du néon est mon héritage.
Il faut se le dire, je n’ai aucune dextérité. Et le verre en fusion, capricieux as fuck, m’a vite fait comprendre que je n’étais pas destinée à le travailler. Mais je suis la fille du souffleur de néon Gérald Collard, et l’amour du néon est mon héritage.
Mon premier souvenir de néon remonte à un loft un peu crade du 15, rue Notre-Dame Ouest, coin Saint-Laurent, où vivaient et travaillaient ceux qui deviendraient les plus grands artistes néon en ville. On devait être en 1987. Mon père avait 29 ans, moi 4, et on marchait ensemble vers le Vieux-Port où c’était encore possible de voir le Cirque du Soleil pour 2 $. Un week-end sur deux, en autobus voyageur, je partais de Sherbrooke et venais visiter Gérald, avec ses grands yeux bleus et son caractère explosif, comme on part en excursion dans un univers parallèle. Je me souviens de l’odeur de l’immeuble industriel où il vivait, avec son monte-charge bruyant dont j’atteignais le bouton en me mettant sur la pointe des pieds. J’ai passé ma vie à observer ses mains pleines d’entailles et de brûlures, couvertes de plasters de fortune faits avec des napkins et du masking tape, à le regarder créer de la magie avec du verre liquide, bercée par le ronronnement des brûleurs et le parfum du propane.
Mon père était un homme généreux, sensible et colérique. Le néon était l’amour de sa vie, en plus d’en être la seule véritable constance, et sa passion était contagieuse. Tout au long de sa carrière d’artiste souffleur, en tant que professeur à Espace Verre durant plus de 25 ans et, finalement, comme entrepreneur, il a partagé avec les autres son amour du verre. L’Atelier Neon Family, fondé en 2014, était l’aboutissement de toutes ces années à tenter de survivre dans un monde où son métier et son médium étaient en voie de disparition, alors que le néon perdait en popularité au profit de nouvelles technologies moins artisanales et plus abordables comme les DEL. Avoir sa propre shop, travailler avec sa famille et contribuer à garder le néon vivant, c’était son rêve.
Mais peu de temps après l’ouverture de l’atelier, il est tombé malade. Un cancer, violent et rare, qu’il a combattu de son mieux. Il s’est éteint le 5 avril 2019, à l’âge de 60 ans, 2 semaines à peine après avoir soufflé son tout dernier néon, qui brille aujourd’hui au-dessus de la porte de l’hôtel Four Seasons au centre-ville.
Mon père était un artiste, un professeur, un parrain, un musicien et un amoureux du verre sous toutes ses formes. Depuis sa mort, avec l’aide de ma famille néon, j’essaie de garder son rêve vivant.
L’envol
Quand mon père m’a demandé de démarrer Neon Family avec lui, il y a quelques années, j’avais pour tâche de m’occuper des réseaux sociaux et des clients. En bon boomer, il avait Facebook et Instagram en horreur, et la moindre notification d’un DM le lançait dans une tirade exaspérée sur l’impersonnalité du 21e siècle et la jeunesse qui n’avait, selon lui, pas relevé les yeux de son cell depuis l’arrivée de l’iPhone 3. Bien entendu, je me moquais de lui allègrement. En tant que sa fille, c’était ma job, et je la prenais très au sérieux.
Durant un an ou deux, pendant qu’il fabriquait les néons, je tentais de créer pour Neon Family une présence en ligne et une identité visuelle qui nous permettraient de nous démarquer de nos concurrents qui, s’ils offraient une plus vaste gamme de services (comme des panneaux lumineux ou des enseignes extérieures), n’avaient pas la personnalité plus artsy, plus artisanale, de l’atelier imaginé par mon père. Ce qu’il voulait, c’était lancer un studio de néon commercial à vocation artistique, qui servirait aussi de lieu de formation et d’apprentissage où les amoureux du médium et artistes du verre en herbe pourraient venir se familiariser avec cette forme d’art de plus en plus inaccessible.
Dès ses débuts, Neon Family a eu la chance de travailler avec des clients absolument incroyables. Nos néons illuminent depuis plus de cinq ans les lieux les plus cool de Montréal et d’ailleurs.
Évidemment, il fallait aussi payer le loyer, mais le talent de Gérald pour le néon, le mien pour les réseaux sociaux et notre amour commun du néon nous ont permis d’aller chercher une nouvelle clientèle commerciale plus branchée, plus intéressée par l’aspect artistique du néon et plus impliquée dans le processus de création. Une clientèle qui comprenait qu’on faisait des enseignes commerciales, oui, mais aussi des œuvres d’art uniques, sculptées sur mesure et avec amour par un artiste de grand talent.
Très rapidement, l’atelier a pris son envol. Dès ses débuts, Neon Family a eu la chance de travailler avec des clients absolument incroyables. Nos néons illuminent depuis plus de cinq ans les lieux les plus cool de Montréal et d’ailleurs. Ils sont dans les musées, à l’ONU, sur les passerelles de la Paris Fashion Week, dans les partys VIP de la NBA; chez Tiradito, chez URBANIA, à l’Auberge Saint-Gabriel, à la Place-des-Arts; à Rosemont, sur le Plateau, dans le Vieux, dans le Mile-End. Impossible de marcher 10 minutes sur une artère montréalaise sans voir l’une des œuvres de mon père. Même si la plupart des gens ne connaissent pas son nom, c’est l’un des artistes les plus exposés à Montréal.
Mais travailler avec lui, comme avec de nombreux artistes, n’était pas de tout repos. Une fois l’atelier bien établi, je suis partie. Ma tante Lucie a pris le relais pour quelque temps, avant d’être remplacée à son tour par l’amoureuse de mon père, Louise, un ange sorti de nulle part pour l’accompagner dans la dernière année de sa vie avec patience et douceur. Quelques jours avant sa mort, même si nos rapports étaient tendus, il m’a demandé de reprendre son atelier. J’ai accepté.
Continuer à briller
Ça fait plus d’un an qu’il est parti. C’est loin d’avoir été tous les jours facile, mais Neon Family est toujours debout. Aujourd’hui, la famille c’est les deux apprentis adorés de mon père, Five Eight et Anna Dohmers, l’artiste Stéphane Gimbert, ma tante Lucie Collard. Et moi.
Ce n’était vraiment pas facile, entre mon père et moi, et il m’a laissée avec beaucoup de questions. Sur le néon comme sur la vie.
Je n’ai jamais voulu ou pensé gérer une entreprise, et j’ai ma propre carrière de rédactrice pigiste. Ce n’était vraiment pas facile, entre mon père et moi, et il m’a laissée avec beaucoup de questions. Sur le néon comme sur la vie. Mais au tout dernier moment, il m’a demandé de prendre soin du plus grand projet de sa vie, et j’ai dit oui. C’est comme ça qu’on s’est dit au revoir.
Je pense à lui tous les jours, et j’espère qu’il est fier de nous. Parce que c’est en souvenir de lui qu’on continue à faire briller des choses.
Quand il me manque, je vais à l’atelier, rue St-Patrick, au bord du canal Lachine. Je laisse mon nez se remplir de cette odeur d’immeuble industriel, qui me rappelle les lofts où on a vécu, et je glisse la clé dans la serrure. À l’intérieur, j’allume l’immense enseigne Neon Family accrochée au mur de l’atelier, qui s’illumine dans un grésillement électrique, et il est là. Avec ses doigts maganés faisant délicatement tournoyer un tube de verre en fusion, qui ramollit dans un glow orange au-dessus de la flamme bleue. Dans le sifflement discret du propane et le tintement des tubes dans les grandes boîtes de carton. Il est sur le mur derrière les feux à ruban, où sont restés tous ses papiers et ses croquis, intacts depuis la dernière fois qu’il les a touchés, et dans l’odeur du café qui flotte dans l’air poussiéreux de la shop. Il vit dans le visage de la belle Anna venue de Suède, laissant tout derrière pour poursuivre ses rêves de néon, et les œuvres qu’elle passe des nuits à travailler, avec toute l’insécurité et la gratitude d’une virtuose qui s’ignore. Il est dans le son de la radio qui griche, dans les rayons argent de l’hiver qui traversent les carreaux sales de la fenêtre donnant sur un nouveau tronçon de la 15.
Je pense à lui tous les jours, et j’espère qu’il est fier de nous. Parce que c’est en souvenir de lui qu’on continue à faire briller des choses. Call me cheesy, mais j’aime penser qu’il vit dans la lumière.
Qu’il est devenu néon.
Gérald Collard 1958-2019