Logo

Le Madrid, Mecque de la garde partagée

L’autoroute 20 est leur terrain de jeux.

Par
Marie-Ève Martel
Publicité

Institution mythique au Québec, le Madrid est bien sûr connu pour ses dinosaures et, autrefois, pour ses Bigfoots et pour avoir autrefois été l’antre de Normand L’Amour. Mais en plus de s’y arrêter pour faire le plein, prendre une bouchée ou soulager sa vessie, l’endroit est aussi fréquenté par plusieurs parents séparés qui s’y échangent leurs enfants.

Une simple recherche sur SOQUIJ (le portail où tous les jugements rendus dans la province sont publiés) a permis de dénicher plusieurs dizaines de décisions du Tribunal de la famille consacrant le Madrid 2.0 comme lieu d’échange des enfants.

Signe de l’amplitude du phénomène, on en fait même mention dans la page Wikipédia du célèbre établissement, qui est passée aux mains de l’entreprise Immostar en 2011 et qui a depuis fait l’objet d’une grande métamorphose.

À mi-chemin entre les parties

Lieu mitoyen entre Québec et Montréal, Trois-Rivières et Sherbrooke, la halte routière est le lieu par excellence pour le changement de garde quand des parents demeurent dans des régions différentes.

Publicité

C’est notamment le cas de Marie-Claude, qui demeure à Québec, alors que son ex-conjoint est retourné vivre à Montréal auprès de sa famille et de sa nouvelle compagne. Ça fait maintenant huit ans qu’ils se donnent rendez-vous pour s’échanger leur fille à raison d’une fin de semaine sur deux.

« Le Madrid, c’est un mal nécessaire : c’est comme devoir aller dans une halte routière quand on a trop envie, illustre-t-elle. On n’a jamais hâte d’y aller, mais on a hâte de récupérer notre enfant. On y passe tellement de temps qu’on a fini par s’habituer. »

Publicité

« Avec le temps, on a développé des stratégies [pour rendre la route plus agréable], explique-t-elle. On passe du temps ensemble sur la route. On joue! On a aussi acheté un jeu de cartes sur les sorties de la 20, et on connaît toutes les réponses par cœur. »

[Pour ceux qui se posent la question, elle fait référence au jeu Su’l bord d’la 20, un jeu-questionnaire ayant pour thématique ce qu’on peut observer aux abords de l’autoroute Jean-Lesage.]

Karine visite pour sa part depuis 13 ans « le paradis des dinosaures » chaque vendredi et dimanche soir, moment où elle a quitté Sherbrooke pour s’établir à Québec.

Une vie sur la route

Marie-Claude reconnaît que le temps passé sur la route gruge beaucoup ses journées de congé. « C’est comme si on n’avait pas de fin de semaine. Ton vendredi soir n’existe plus parce que tu reviens en milieu de soirée, et ta fin de semaine se finit le dimanche à 14h parce que tu dois y retourner », détaille-t-elle.

« Pendant plusieurs années, ce lieu représentait avant tout le déchirement, la douleur d’être éloignée de ma fille. Il n’était pas rare que je fasse le chemin du retour en pleurant », confie Karine, ajoutant qu’elle a toujours caché cette peine à son enfant.

Publicité

L’avènement du télétravail pendant la pandémie est venu comme un soulagement.

« Avant, on finissait de travailler et on partait avec l’enfant à sa sortie des classes pour arriver au Madrid à 18h30. Avec le télétravail, on peut être sur place à 17h, calcule Marie-Claude. Donc, mon week-end commence à 20h le vendredi et se termine à 15h le dimanche. »

Aujourd’hui, la fille de Marie-Claude a treize ans. Elle est assez grande pour revenir de Montréal vers Québec en train, ce qui offre un peu de répit à sa mère, les dimanches.

Difficile aussi de covoiturer. « Il faudrait trouver un autre parent qui a les mêmes horaires de garde que moi, allègue la mère de famille. Des fois, les ex ont de nouveaux conjoints qui ont eux aussi des enfants, ça fait en sorte que les fins de semaine de garde changent. »

Ça, c’est sans compter la facture élevée d’essence qui vient avec ces déplacementsx.

« Dans ma vie de tous les jours, je me déplace à pied ou en transport en commun, alors ça me fend le cœur de polluer autant, note Marie-Claude, qui indique investir environ 150 $ par mois en carburant uniquement pour ces allers-retours. Ça n’a juste aucun sens. »

Publicité

Elle a d’ailleurs abandonné l’idée de louer une voiture, puisqu’avec environ 12 000 kilomètres au compteur, selon ses calculs, cette option serait trop onéreuse.

Crédit: Marie-Claude Mailhiot
Crédit: Marie-Claude Mailhiot

Un écosystème unique

On n’a pas pu déterminer si des amitiés – ou plus si affinités – sont nées entre parents qui effectuaient leur changement de garde au même moment, mais selon Marie-Claude, il existe une certaine convivialité entre parents séparés.

« Je ne sais pas comment l’expliquer, mais on finit par développer l’œil pour savoir qui vient au Madrid pour un échange », avance-t-elle.

Publicité

« C’est comme si les enfants qui arrêtent pendant un voyage sont plus turbulents, plus heureux d’être là, poursuit Marie-Claude. Les nôtres sont plus habitués, c’est rassurant comme endroit pour eux. »

Une situation qui brise le cœur de Karine. « Ça m’a fait réaliser que je n’étais pas la seule dans cette situation. Certains parents le vivent avec sérénité, mais d’autres, peut-être moins préparés à gérer ce genre de situation, semblent mal supporter la tristesse de la séparation. Il n’était pas rare d’entendre des disputes et des enfants pleurant leur maman ou leur papa… J’avais envie de tous les prendre dans mes bras. »

Apprendre à passer le temps

Comme l’heure d’arrivée de chaque parent dépend aussi de la densité de la circulation, ou pire, d’une tempête de neige, attendre fait partie de la routine.

« L’été, on voit les coffres qui s’ouvrent dans le stationnement, les jeux qui sortent. Ma fille a appris à danser la valse dans le stationnement du Madrid pendant que son père était retenu par le trafic à Montréal, indique Marie-Claude. Autrement, tu fais des jeux, tu apprends à reconnaître les oiseaux. Tu attends, alors tu passes le temps. »

Publicité

Apprendre le nom des dinosaures, vestiges de l’ancienne administration, ou jouer dans le module sont aussi des options prisées des parents.

« Et l’hiver, tu rentres au dépanneur et tu analyses tout ce qu’ils vendent! soulève Marie-Claude avec humour. Quand ma fille apprenait à lire, elle essayait de lire tous les prénoms sur les bracelets qu’il y avait dans un présentoir! »

À force d’y aller aussi fréquemment, le Madrid 2.0, même s’il se trouve à des dizaines, si ce n’est pas à des centaines de kilomètres de chez elles, fait finalement partie de la famille de nombreux Québécois.

** Immostar, le propriétaire et gestionnaire du Madrid 2.0, n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue.