Lors d’un dimanche d’automne pas chaud-chaud et pas particulièrement ensoleillé non plus, je m’enfonce dans un sentier vaseux pour atteindre le Refuge à Tremblay depuis probablement deux, trois heures. C’est un sentier de ski, mais dépourvu de neige. À ce moment, je n’avais pas encore compris l’importance que prend la saisonnalité des sentiers : une piste praticable lorsque recouverte de quatre mètres de neige ne l’est pas nécessairement lorsque celle-ci fond. Je cumule les kilomètres à coup de grandes enjambées à travers une swompe, parsemée de souches et de troncs d’arbres. N’empêche, la forêt qui borde les côtes de Charlevoix étant ce qu’elle est, ma randonnée est merveilleuse. J’avance sur les massifs qui surplombent le Saint-Laurent, entre les récifs et la cime des épinettes noires qui viennent couronner les montagnes boréales en grandes souveraines, reines du septentrion, reines du fleuve et de la forêt. Mes reines.
J’aurai les pieds mouillés, tant pis. La vue est vraiment belle chez Tremblay.
dans la solitude boréale, je vagabonde candidement sur le chemin du retour en traversant une clairière.
Le vent du nord transporte avec lui l’effluve des plantes à floraison tardive, l’essence des résineux et l’odeur de la terre humide. L’automne est une période particulièrement effervescente en forêt et la faune s’active avant l’arrivée du froid. Entre pinèdes, pessières et sapinières, dans la solitude boréale, je vagabonde candidement sur le chemin du retour en traversant une clairière, marquée par le sillage que laisse le passage de grands cervidés.
Puis, au tournant du chemin, je suis prise par surprise. Devant moi, à quelques mètres à peine, se dresse une masse de fourrure brune qui me dépasse d’au moins trois pieds. Haute, gracieuse, noble et princière : c’est unE orignal. C’est la première fois. Un seul mot : majestueuse. Émerveillée, je la fixe un instant et réalise la chance que j’ai d’observer cet animal de si près.
J’ignore par quelle lubie, je décide d’avancer vers l’animal. OK, normalement, l’orignal aurait dû prendre la fuite. Mais pas celle-ci. Partageant ma curiosité, la bête se dirige droit sur moi, l’air mi-curieuse, mi-insultée. Légèrement paniquée, je recule doucement. Un orignal, c’est gros, c’est impressionnant et parfois ça charge sur des humains. À partir de là, je réalise que je n’ai plus le contrôle sur ma randonnée.
partir de là, je réalise que je n’ai plus le contrôle sur ma randonnée.
Je recule suffisamment pour que l’animal s’arrête. Sans avertissement, elle tourne ses fesses vers moi et se met à faire pipi, comme pour me dire «allô madame, si c’était pas clair, t’es dans un espace privé ici, le mien». Ma présence ne l’enchante pas. J’emprunte sa clairière et je lui dois respect. Message reçu. Comme sur la 25 sud à 4h00 de l’après-midi, si tu ne veux pas de problème à l’embouchure du tunnel, tu cèdes le passage en restant poli. Sauf qu’ici, l’enjeu est territorial : elle ne veut surtout pas que JE passe.
L’émerveillement laissant place à l’inquiétude, je commence à douter des probabilités que je puisse regagner le stationnement sans ennui : un orignal me bloque le sentier du retour. Impossible de rebrousser chemin, des heures de marche me séparent de la sortie ouest de la forêt et la brunante se fait déjà sentir. N’ayant aucune notion sur le comportement de cet animal, l’impuissance me gagne. Une seule idée me vient en tête : j’vais appeler mon père.
«Quelle chance! C’est le rêve de tout chasseur!» Mon père chassait à l’époque où l’on pouvait réellement qualifier l’activité de sport, où l’on devinait la trajectoire des bêtes selon le repli des feuilles au sol, dévoilant quel animal était passé par là, à quel moment et à quelle vitesse. Il connaît absolument tout du bois. Il m’a appris l’abécédaire de la survie en forêt : comment prendre mon degré sur ma boussole, comment partir un feu avec des brindilles, comment écouter ce que la forêt nous murmure, les indices qu’elle nous laisse lorsqu’on s’égare, les avertissements qu’elle lance si un danger nous guette. Il ne m’a toutefois jamais appris comment composer avec un orignal croisé par hasard. C’est le moment où jamais pour un crash course.
Père me dit donc :
1- Ce n’est pas dangereux. Une femelle, c’est beaucoup moins agressif qu’un mâle (Fiou!).
2- Le pire qui peut t’arriver, c’est qu’elle charge sur toi. Fais attention aux sabots. (Super, se faire assommer par les sabots d’un animal de 900 livres).
3- Elle devrait normalement avoir peur. Fais du bruit, de grands mouvements, prend une branche et frappe les arbres. Elle devrait s’enfuir («Devrait?»).
4- Si elle ne s’enfuit pas, coupe au travers du bois pour la contourner. Si elle charge sur toi, tu auras des arbres pour te protéger (Y a tu des arbres assez gros pour me protéger de ça?).
La situation me dépasse et l’alphabet n’a que 26 lettres.
Je m’exécute : hurlements, cris, je frappe mes mains et mes pieds au sol. Rien n’y fait, la bête reste droite et fière, me regarde. J’enchaîne avec mon plan B qui consiste à empoigner une branche et la brandir bien haut dans les airs. Rien. On passe au plan C : je frappe la branche sur les arbres autour. Toujours rien. La situation me dépasse et l’alphabet n’a que 26 lettres. Je saisis alors une immense branche et la frappe de toutes mes forces sur les arbres autour, en criant. Soudainement, la bête bouge et fait quelques pas vers l’avant. Une réaction!
Je prends une grande inspiration. «On y va». Je m’arme du peu de courage qui m’habite, soulève ma grosse branche au-dessus de ma tête et fonce sur l’orignal en hurlant, sans avoir la moindre idée de ce que je fais. L’animal se décide enfin à s’éloigner sans conviction, dans un jogging lent et gracieux, sillonnant le sentier. C’est parti, je poursuis ma course derrière l’animal et traverse bientôt la clairière. Je fends l’air en guerrière confirmée; en amazone de la forêt boréale.
En réalité, je cours avec un petit tronc d’arbre à bout de bras, la scène est ridicule.
Je fends l’air en guerrière confirmée; en amazone de la forêt boréale.
Au bout d’un moment, je suis forcée de prendre une pause pour reprendre mes esprits, mon souffle et retrouver un semblant de dignité. À chaque relâche, l’orignal s’immobilise et me fixe. Je reprends ma course, elle reprend son jogging. C’est elle qui, environ un kilomètre plus loin, mettra fin à ce petit manège en s’enfonçant dans la lisière d’un sous-bois.
ÉPILOGUE (!)
Adossée à la portière de ma voiture, j’allume une cigarette. J’inhale avec la satisfaction que procure une récompense après l’effort. Une pointe de culpabilité m’habite: celle d’avoir perturbé et même chassé un animal aussi paisible, sage et noble de son territoire. En même temps, je n’en reviens pas : quelle fabuleuse rencontre! Le genre d’aventure dont on se souvient avec émerveillement, reconnaissance et surtout, qui donne une méchante bonne leçon d’humilité.
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