Vous êtes-vous déjà retrouvé.e dans une discussion dont vous ne compreniez rien, même en parlant la même langue, en habitant dans le même pays que les autres personnes présentes? Les sujets de conversation vous sont inconnus, les références vous passent des kilomètres au-dessus de la tête.
Il y a fort à parier que la source de ce décalage se trouve dans une différence de classe.
Alors que le fossé se creuse entre les riches et les pauvres à un rythme accéléré par la pandémie, vous avez probablement plus de choses en commun avec les gens qui vivent dans les mêmes conditions socioéconomiques que vous, même à l’autre bout de la Terre, qu’avec les grands patrons de ce monde.
Si une courte incursion dans le monde d’une autre classe sociale peut s’avérer un exercice fascinant, pour celles et ceux qui n’ont pas le choix, l’expérience répétée de cette différence devient rapidement aliénante. Nous avons recueilli quelques témoignages de ces chocs culturels auxquels on ne s’attend pas
« J’avais l’impression d’être entrée dans un autre espace-temps »
Dans les années 90, Karine fréquente une école secondaire privée, mais ses parents n’ont pas beaucoup d’argent. Elle remarque rapidement, dans toutes sortes de petits détails, qu’elle n’appartient pas à la même classe sociale que ses camarades d’école.
«Elle vivait dans une immense baraque. Dans le salon, il y avait trois télévisions une par-dessus l’autre.»
La différence devient particulièrement flagrante lorsqu’elle est invitée à l’anniversaire d’une vieille amie. « C’était une fête surprise pour ses 18 ans, c’était son père qui m’avait appelée pour m’inviter, raconte-t-elle. J’ai mis ma plus belle robe de chez Dynamite et avec ma mère, on a récolté des fleurs autour de la maison pour lui offrir un super bouquet en cadeau. »
« Elle vivait dans une immense baraque. Dans le salon, il y avait trois télévisions une par-dessus l’autre. Son père m’a dit que c’était pour passer des moments en famille, même quand tout le monde ne voulait pas écouter la même émission. J’avais l’impression d’être entrée dans un autre espace-temps. »
8« Toutes ses amies parlaient de quelle robe de designer elles avaient acheté pour leur bal de finissants. Je me rappelle qu’elles avaient toutes des cellulaires, ce qui était vraiment rare pour l’époque. Tout le monde était très gentil, mais c’était complètement un autre univers. »
C’est le moment des cadeaux venu que le décalage se fait le plus criant pour Karine. « Son père nous a amenés dans la cour, où trônait une BMW neuve avec un immense chou dessus. C’était ça, son cadeau! Même sa sœur, qui était plus jeune que moi, lui avait acheté un système de son de luxe pour la voiture, le genre qui jouait 10 disques. Je n’aurais jamais rêvé avoir ça. Moi, j’étais là, avec mon petit bouquet de fleurs… »
Elle passe tout le chemin du retour avec un ami en silence, jusqu’à ce qu’iels éclatent de rire devant l’étrangeté de la fête. « Je réalisais à quel point y’a des gens qui ont tellement d’argent et pour qui c’est juste normal. C’était comme si j’avais passé la soirée au musée, mais un musée sur les gens riches. »
« J’ai passé une très mauvaise soirée »
L’incursion d’un soir dans le monde des très riches ne s’est pas aussi bien passée pour Julien, à qui une amie a payé l’entrée dans une boîte de nuit de Toulouse pour ses 19 ans.
« L’endroit était assez en périphérie de la ville, mais on a décidé d’y aller tôt, se souvient-il. Tant qu’à avoir payé nos billets 25 euros, autant en profiter. »
Devant la boîte les attend une collection de voitures de luxe, ce qui leur met déjà la puce à l’oreille. « Les gens étaient habillés comme si c’était le Festival de Cannes, nous on était là en jeans et en débardeur à se dire que c’était bizarre. »
«Même les mégots de cigarette, c’était que des Malboro Gold, énorme red flag.»
Une fois entré dans la boîte, le groupe comprend pourquoi le portier lui a envoyé un regard de côté en vérifiant ses billets. « Il n’y avait pas d’endroit pour s’asseoir, sauf si tu payais une consommation, relate Julien. Sauf que la consommation la moins chère, c’était une demi-Heineken à 8 euros. Tout en haut de la carte, il y avait un champagne à 2600 euros. Nous, pauvres étudiants, on a pu se payer deux bières et une assiette de patates qu’on a partagée pour toute la soirée. »
Ne pouvant pas s’asseoir faute de moyens, Julien et ses amies passent la soirée à fumer des cigarettes près des cendriers. « Même les mégots de cigarette, c’était que des Malboro Gold, énorme red flag. »
En faisant le tour de l’endroit pour tuer l’ennui, Julien jette un coup d’œil aux tables. « Une amie qui était à l’école privée me fait alors remarquer que tous les gars aux tables sont des fils de PDG d’Airbus, relate-t-il. Sur les tables, il y avait des liasses de billets hallucinantes. Sur leur table, on comptait l’équivalent de nos bourses de l’année, juste pour une soirée. Déjà qu’on ne se sentait pas à notre place à fumer à côté des plantes vertes sans avoir l’argent pour boire ou s’asseoir, là, c’était pire que tout. »
Julien et compagnie reprennent donc le bus vers la ville, déprimé.e.s par leur expérience. « C’était la première fois que j’étais confronté à l’extrême richesse et j’ai passé une très mauvaise soirée. »
« Je ne connaissais pas une seule marque »
Laïma a pu fréquenter une école privée pour son primaire, secondaire et cégep grâce à des bourses, sa mère n’ayant pas le revenu pour payer les frais de scolarité élevés. « C’était une école où il y avait beaucoup d’enfants de chefs d’entreprise, de diplomates, des gens très très riches », mentionne-t-elle.
Lorsque vient le temps du retour des vacances de Noël ou de la relâche, elle se sent gênée en comparaison à ce que racontent les autres enfants. « Mes ami.e.s avaient reçu tellement de cadeaux, parlaient d’où leur famille était allée en voyage partout dans le monde. Moi, pendant la semaine de relâche, j’étais allée au parc et j’avais regardé la télé. »
«J’ai trouvé d’autres moyens de me valoriser et j’avais des ami.e.s pour qui l’argent n’était pas une priorité.»
C’est au primaire qu’elle se rappelle avoir pris conscience de la différence entre elle et ses camarades. « Une de mes amies est arrivée un jour dans la cour de récréation avec un petit chapeau de marque Kangol, raconte-t-elle. Un autre enfant a tout de suite reconnu le logo et a nommé la marque. Tout le monde la connaissait et moi, je ne savais pas de quoi on parlait, je ne connaissais pas une seule marque. C’était juste des vêtements chez nous. »
Avec le recul, Laïma garde de bons souvenirs de ses années à l’école privée : « Ma mère était très transparente par rapport à l’argent, on en parlait ouvertement à la maison. J’ai trouvé d’autres moyens de me valoriser et j’avais des ami.e.s pour qui l’argent n’était pas une priorité. Ça a commencé à m’énerver quand j’étais la seule qui devait partir des partys parce que je travaillais le lendemain, mais je l’ai somme toute bien vécu. »
Pour Aude, l’intégration a été plus difficile dans un lycée privé parisien qu’elle intègre à ses 15 ans. Déchirée entre le milieu de classe moyenne d’où elle vient et les habitudes coûteuses des ami.e.s qu’elle se fait, elle a l’impression de perdre qui elle est pour s’insérer dans cette classe à qui elle n’appartient pas.
« Dans la vie, pour avoir des opportunités, il faut du capital »
C’est en tentant de poursuivre sa passion pour la musique qu’Antoine s’est malheureusement heurté à des différences de classe. « Je faisais partie d’une chorale où la majorité des gens avaient pas mal plus de moyens que dans ma famille, dit-il. Ce n’était pas des gens méchants, mais quand tout le monde parlait des voyages qu’ils allaient faire autour du monde pendant que je me demandais si j’allais avoir l’argent pour l’épicerie cette semaine, je ne me sentais juste pas à ma place. »
«Ç’a été très dur pour moi après ça de me tenir avec des gens qui ont tout.»
Antoine se sent de plus en plus isolé de ses ami.e.s, avec qui il partage pourtant les mêmes intérêts. « Je payais tout de ma poche depuis le secondaire : après un moment, c’était très dur pour l’égo, explique-t-il. À un moment, j’ai dû vendre mon violoncelle pour aider ma mère financièrement. C’était un instrument auquel j’ai dédié ma jeunesse. Ç’a été très dur pour moi après ça de me tenir avec des gens qui ont tout. »
« Dans la vie, pour avoir des opportunités, il faut du capital, estime Antoine. Moi, je n’en avais pas, donc j’ai dû lâcher plein de choses qui me tenaient à cœur. Ça me faisait sentir comme un torchon de me comparer à ces gens-là. »
« Ça m’a confronté à mes propres privilèges »
Pour Laurie, le choc de culture de classe se fait dans l’autre sens. Lorsqu’elle rencontre pour la première fois la mère de son amoureux, elle se rend compte qu’elles n’appartiennent pas au même monde. « Sa mère a immigré au Québec, mais ne parle ni français ni anglais, ce qui rend difficile pour elle de se trouver un travail, explique-t-elle. Quand je suis allée chez elle, c’était la première fois de ma vie que j’entrais dans un HLM [habitation à loyer modique]. »
Ses premières impressions sont plutôt négatives : « Je trouvais que c’était sale et encombré. Il y avait beaucoup de choses accumulées dans toutes les pièces de l’appartement et je n’avais jamais vu ça. Mais j’ai été tellement bien accueillie, ça m’a confronté à mes propres privilèges. »
Maintenant, Laurie comprend mieux certains décalages entre son copain et elle lorsqu’il est question d’argent. « Quand tu vis de la pauvreté, ça a un impact sur tout ton mode de vie, dit-elle. Nos situations économiques différentes font qu’on n’a pas du tout la même relation à l’argent. Je n’en avais aucune idée en regardant de l’extérieur et encore, je ne l’ai jamais moi-même vécu. »
Être ainsi confrontée l’a fait réfléchir sur des comportements ou des préjugés qu’elle a pu avoir dans le passé : « Je me souviens d’une Halloween où je m’étais déguisée en pauvre. Plus jamais je ne ferais ça! Quand je vois ma belle-mère qui est tellement débrouillarde et généreuse, qui, chaque semaine, nous amène un plat qu’elle a cuisiné et avec qui il faut quasiment se battre pour offrir quelque chose en retour, je suis contente que ça m’ait ouvert les yeux. »
La série Fragments, diffusée en partenariat avec Arte , présente des histoires qui ont changé une vie. Dans cette deuxième saison, les invité.e.s nous partagent des expériences avec l’argent les ont marqué.e.s à tout jamais. Rendez-vous ici pour visionner la saison complète.