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Le dilemme Shein : entre accessibilité et enjeux éthiques
Pour Kathia Nantel, le déclic est survenu sur les réseaux sociaux.
« Quand j’allaitais ma plus jeune, en pleine pandémie, j’ai téléchargé TikTok, comme un peu tout le monde. Je voyais des filles faire des #SheinHauls », raconte la femme de Saint-Jean-sur-Richelieu. Dans ces vidéos, des créatrices de contenu reçoivent un paquet de vêtements Shein, ce géant chinois de la fast fashion, et les présentent à leurs abonné.e.s.
Ça coïncidait avec un « virage » dans sa vie, un cheminement « d’amour et d’acceptation de moi ». Elle voulait que sa garde-robe, dont l’objectif était jusque-là de cacher ses formes avec des vêtements amples et foncés, soit plus funky.
« On est dans une phase, avec le mouvement body positive, où, les personnes taille plus, on a envie de s’habiller au goût du jour. »
Sur Shein, Kathia a trouvé « un style plus actuel, qui suit la mode, comparativement à certains magasins taille plus, qui ont des styles, disons… plus matante ».
Maintenant, c’est elle qui montre ses outfits sur TikTok à ses quelques centaines d’abonnés.
CHANGER DE STYLE POUR UNE BOUCHÉE DE PAIN
Un veston aux imprimés floraux à 12 $, un chemisier noir à 8 $ et un legging en imitation de cuir pour 15 $ : la tenue complète que porte Kathia quand je la rencontre lui a coûté moins qu’un repas de crabe des neiges pour deux.
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On ne se le cachera pas : l’attrait le plus souvent mentionné par les gens qui ne jurent que par Shein est celui du prix, qui aide à faire oublier les côtés néfastes de la fast fashion.
Ça a permis à la marque, dont le siège social est maintenant à Singapour, de dépasser Zara et H&M aux États-Unis en termes de ventes. L’entreprise vaudrait environ 100 milliards $ US. Elle a aussi permis à des personnes comme Kathia de renouveler leur garde-robe sans se ruiner.
Le modèle d’affaires est basé sur un genre d’essai-erreur : on lance des milliers de nouveaux articles chaque jour (une enquête de Rest of World a d’ailleurs comptabilisé jusqu’à 10 000 nouvelles pièces en une seule journée!) en petites quantités pour voir ce qui intéresserait les consommatrices (car le public est principalement féminin).
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« Shein est data-driven, la gestion des données est ultra-puissante », explique Sandrine Prom Tep, professeure spécialisée en marketing numérique à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Pour elle, on est maintenant dans l’ultra-fast fashion tant les produits sont mis sur le marché rapidement et suivent les tendances en temps réel.
Si vous n’aviez jamais remarqué de panneaux publicitaires ou d’annonces à la télé pour Shein, c’est normal : il n’y en a pas. « C’est de l’electronic word-of-mouth. C’est de la vidéo courte, à la TikTok, avec des défis pour montrer, par exemple, qu’on a trouvé la même robe que chez Zara, mais à 15 $ de moins », indique Sandrine Prom Tep.
« L’application Shein comme telle est addictive. »
La compagnie a aussi réussi à accélérer sa chaîne de production en acquérant des centaines d’usines différentes en Chine qui fabriquent maintenant sous l’étiquette Shein.
LES PLACARDS DÉBORDENT
Kelly’Ann Cloutier-Saudemont est adjointe administrative de jour et barmaid de nuit. Elle doit donc avoir du linge « autant de style bureau que sexy ». Grâce à Shein, elle peut répondre aux impératifs de ses deux carrières sans avoir à porter trop souvent le même kit et sans payer une fortune à chaque commande.
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La qualité des tissus est étonnamment bonne pour le prix payé, assure-t-elle.
Elle admet toutefois en acheter plus que nécessaire. En quelques années, elle a mis « peut-être 6 000 $ » sur des vêtements Shein, si bien que certains morceaux n’ont jamais été portés. La jeune femme de la région de Québec est en cours de déménagement et compte ses vêtements d’hiver, d’été ainsi que ses manteaux en nombre de bacs.
Et c’est là où Shein s’attire énormément de critiques. En combinant un prix qui bat toute compétition, des options à la pelletée, des promotions incessantes et une stratégie axée sur les micro-influenceurs et les réseaux sociaux, la marque favorise l’achat compulsif.
« Je ne suis pas la seule à le dire. Quand on achète une fois, on recommence. Acheter en ligne, c’est une dépendance. »
« L’application Shein comme telle est addictive, affirme Sandrine Prom Tep. Ça exploite tous les biais cognitifs de base quand on parle d’achat impulsif : promotions, ludification, des points fidélité pour partager des offres et pour mettre des commentaires sur les produits… » Bref, un vrai party de dopamine pour le cerveau.
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Kelly’Ann et Kathia en sont bien conscientes. « Je ne suis pas la seule à le dire. Quand on achète une fois, on recommence. Acheter en ligne, c’est une dépendance », admet la première. « De la surconsommation? Oui, 100 % », estime la seconde.
LES DOMMAGES ENVIRONNEMENTAUX DE L’INDUSTRIE DE LA MODE
Conditions de travail déplorables dans leurs usines en Asie, coût environnemental exorbitant, vêtements plagiés… La mauvaise réputation de la fast fashion n’est plus à faire et les critiques de cette industrie s’appliquent bien entendu à Shein.
Kelly’Ann se désole de l’impact environnemental et humain de ses achats sur Shein, mais affirme que, pour s’habiller à bon prix, les autres options – H&M, Zara, etc – ne sont guère meilleures. Kathia, de son côté, tente de compenser en adoptant des comportements écoresponsables dans d’autres aspects de sa vie.
Elle offre entre autres une deuxième vie à ses vêtements en les donnant à des friperies.
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« Le consommateur tient toujours un discours en faveur de l’écologie, de l’éthique, analyse Sandrine Prom Tep. Tout le monde est pour la vertu. Mais quand on doit aller mettre la main dans le portefeuille, surtout en contexte d’inflation chez une clientèle jeune avec un budget limité, les gestes ne suivent pas toujours les paroles. » C’est précisément sur ces contradictions et sur l’impulsion d’acheter que Shein joue et le fait si bien.
La professeure ajoute que la vente en ligne permet une chose encore jamais vue auparavant : produire en masse tout en offrant à chaque personne une expérience personnalisée. En incarnant le paroxysme de cette dualité, Shein devient un vrai « cas d’école » et un rappel qu’il ne faudrait pas mettre l’achat éthique uniquement sur le dos des consommatrices et consommateurs.