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L’avi-honte à l’ère des bouleversements climatiques
Adrienne*, une Française de passage au Québec pour voir des amis, est plutôt écolo au quotidien : la jeune femme de 26 ans fait du vélo, trie ses déchets, prend le train quand c’est possible et réduit sa consommation de viande. Bon, il y a quelque chose qu’elle n’a pas encore totalement arrêté : prendre l’avion.
« Ma mère m’a toujours parlé de notre empreinte carbone et je connais les chiffres sur le secteur depuis moins de six ans. Depuis, je culpabilise de prendre l’avion, même quand c’est pour voir ma sœur qui habite à l’étranger, alors que c’est la seule solution », affirme Adrienne.
Ce sentiment de culpabilité par rapport aux coûts climatiques de l’avion se nomme « flygskam » et nous est venu tout droit des pays nordiques, dans la foulée des revendications de la militante Greta Thunberg.
Les linguistes ont eu la merveilleuse idée de le traduire par un néologisme qui mériterait d’être bien plus connu… « l’avi-honte ». Kali Andersson connaît bien l’expression : elle est psychologue spécialisée en questions climatiques et co-autrice d’une infolettre sur le sujet.
« Ce n’est pas tant une honte qu’une culpabilité. Le problème, c’est qu’individuellement, culpabiliser, ça ne marche pas : pour changer un comportement, il faut que tout le groupe, la société, culpabilise », explique la psychologue.
L’avi-honte se développe depuis plusieurs années dans les pays européens, chez les populations aisées, mais beaucoup moins en Amérique du Nord. « Le système ferroviaire en Europe et en Suède est bien meilleur qu’en Amérique du Nord, c’est une alternative à l’avion raisonnable et facile d’accès, et les distances sont moins grandes. Cela peut expliquer que le sentiment s’y développe plus vite », explique Kali. Un fait parfois méconnu au Canada est que pour les longs trajets, le train canadien et ses locomotives diesel sont parfois moins écolos que l’avion, par exemple sur le trajet Montréal – Halifax.
Un privilège carboné
Pour comprendre d’où vient cette honte, il faut avoir quelques chiffres en tête : prendre l’avion est l’une des pratiques polluantes les plus inégalitaires au monde. À lui seul, le secteur de l’aviation représente 3 % des émissions mondiales annuelles, alors que plus de 90 % de la population du globe n’a jamais pris l’avion.
Un.e Québécois.e produit, selon les estimations, entre 10 et 15 tonnes de CO2 par an.
Or, pour réussir à limiter le dérèglement climatique, il ne faudrait émettre qu’une à deux tonnes de CO2 par an.
Le problème, c’est qu’un vol direct Montréal-Mexico, aller-retour et en classe économie – c’est pire s’il y a des escales ou une classe fancy –, c’est minimum 1,2 tonne de CO2. De quoi pulvériser le budget carbone de n’importe quel individu un tant soit peu porté à devoir, ou vouloir, prendre l’avion.
Gérer ses contradictions
Pour Adrienne, prendre l’avion, c’est toujours pour voir ses proches. Ce besoin est propre à notre époque : il y a moins d’un siècle, personne n’aurait imaginé avoir de la famille à des milliers de kilomètres de chez soi,que l’on aurait pu venir voir en quelques heures seulement !
Mais les écologistess ont d’autres justifications que le besoin de voir ses proches. Pour Léa, 27 ans, il faut que tout le monde puisse voyager, sans en abuser.
« Je culpabilise à chaque fois que je prends l’avion, mais c’est important d’aller voir d’autres cultures, pour s’ouvrir. Je pense qu’il faudrait d’abord interdire les vols inutiles des ultrariches et les vols internes quand des alternatives existent », explique la jeune juriste.
Dans la même veine, Adrienne tente de relativiser :
« En comparaison des gens qui prennent des jets privés, je n’ai pas l’impression d’être la pire dans cette situation ».
Certain.e.s écologistes peuvent même devenir des vecteurs d’avi-honte. Cléo*, 26 ans, fait systématiquement des remarques à ses collègues, et même à ses patrons, lorsqu’ils choisissent l’avion pour leurs trajets professionnels alors qu’une alternative existe : « les chiffres m’ont vraiment marqué. Du coup, j’engueule les gens qui prennent l’avion alors qu’ils pouvaient prendre le train. Ok, ça coûte parfois un peu plus cher, mais c’est plus pratique et plus écolo. » Lui admet prendre l’avion pour ses vacances, seulement lorsqu’il n’y a pas d’autres alternatives, et pas plus d’une fois par an.
L’avi-honte est un phénomène que n’apprécient clairement pas les compagnies aériennes, qui tentent de faire diversion. Que pensent les militant.e.s pour l’environnement de leurs compensations carbone qui permettraient de planter des arbres à l’achat d’un billet ?
« C’est de la bullshit. Il faut des années à un arbre pour capter du carbone, alors que c’est aujourd’hui qu’il faut réduire son empreinte. Ils font surtout ça pour reverdir leur image », répond implacablement Adrienne.
Les premières victimes de l’avi-honte, devant les compagnies aériennes, ce sont les écologistes, car le phénomène est utilisé pour ternir leur lutte. Certain.e.s militant.e.s très connu.e.s, comme Cyril Dion, ont pointé du doigt ce phénomène consistant à décrédibiliser un environnementaliste parce qu’il prend l’avion. « Quand vous ne voulez pas que ça change, il existe une solution assez simple. Si des voix se lèvent pour attaquer vos intérêts, traînez-les dans la boue, tâchez de montrer qu’elles sont compromises elles aussi, qu’elles sont sales comme vous. C’est la garantie que rien ne change. », écrit-il sur Twitter.
Problème systémique
Ça ne sert à rien de trop culpabiliser. Sans déresponsabiliser les individus – prendre le moins possible l’avion, c’est une bonne chose –, c’est toute la société qui doit changer.
Les rejets du secteur aéronautique sont une conjonction de facteurs : on nous fait croire que le seul voyage valable, c’est celui qui est à des milliers de kilomètres de chez nous, on nous bombarde de publicités, le secteur est subventionné et le ticket est souvent plus rentable que d’autres transports… C’est la même chose pour le monde du travail et son rapport parfois maladif à l’avion.
alors que les applications de visioconférences sont très abouties, on continue à prendre l’avion pour une réunion d’une heure et on organise des séminaires à l’autre bout du monde.
Pour la psychologue Kali, il existe une chose plus importante que de culpabiliser pour l’avion comme pour tout le reste. Il faut avoir conscience et faire pression : « L’étape la plus importante consiste à briser l’illusion individualiste et néolibérale selon laquelle nous sommes les premiers responsables, en tant que consommateurs et individus, de la gestion de cette crise. Nous ne devrions pas être seuls dans cette affaire. Nous organiser et travailler ensemble est le mieux que nous puissions faire, à la fois pour reprendre le pouvoir et pour prévenir le stress et la souffrance. »