Alors que l’humanité sonne son propre glas, la perspective d ’une carrière unique et linéaire semble perdre de son éclat. Bombardée d’injonctions à s’accomplir tout en prenant soin de soi, une partie de la Gen Z aspire à autre chose qu’une job stable.
Mais pourquoi les 40 heures hebdomadaires ne font-elles plus rêver? L’assurance collective, les congés payés, et cette chaise de bureau où l’on s’assoit chaque jour ne suffisent plus.
Pour Manu Jonik, enfant de cadres supérieurs au parcours classique — classe préparatoire et école de commerce en France suivies d’une maîtrise à Montréal en marketing — le déclic a eu lieu une fois arrivé.e sur le marché du travail. « J’ai commencé à travailler dans une OBNL, et très vite, j’ai réalisé que mes perspectives étaient moins diversifiées que ce à quoi je m’attendais. »
Une approche à court terme
Le plus gros défi : trouver du sens dans le fait d’aller au travail. « Tu commences comme chargé.e de projet, puis après, tu deviendras peut-être manager chargé.e de projet pour ensuite potentiellement passer dans une plus grosse structure… Tu pars en bas de l’échelle pour monter petit à petit. » Si ce fonctionnement ascensionnel peut correspondre aux ambitions de certain.e.s, comme c’est le cas pour les parents de Manu qui se sont épanouis là-dedans, pour iel, c’était angoissant de se dire « c’est le but ultime, il n’y aura rien d’autre ». Cette quête de sens est donc un enjeu central, tant pour Manu que pour la Gen Z, comme le souligne la dernière étude de Deloitte qui rapporte que l’impression d’avoir un but joue un rôle majeur dans le bien-être et la satisfaction au travail pour la grande majorité des jeunes travailleur.euse.s.
« J’ai compris que je ne voulais pas être de 9 à 5 au bureau dans cette ligne toute tracée parce que le truc que je préférais dans mon travail c’était de finir à 5 pour m’épanouir dans d’autres projets. » Le sentiment de Manu résonne avec l’analyse de Mircea Vultur, professeur titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique et directeur par intérim de l’Observatoire Jeunes et Sociétés.
Il observe que les jeunes ont du mal à se projeter, préférant une approche à court terme.
Les incertitudes géopolitiques nous obligent à nous adapter, et la pandémie n’a fait qu’accentuer ce besoin, croit Manu. « Notre génération est opprimée par des considérations sur le plan mondial (…). On a peut-être développé un goût pour le changement. On aime pouvoir se dire : “Je ne sais pas de quoi demain sera fait, alors autant ne pas le passer à être triste derrière un bureau.” » Et ce manque de projection vers l’avenir va souvent de pair avec une écoanxiété grandissante qui pousse les jeunes à chercher un travail qui a du sens, mais qui leur offre aussi une certaine flexibilité.
Le 9 à 5? Peu pour eux.elles
Mais cela ne se traduit pas toujours par un projet entrepreneurial. Pour d’autres, comme Shaïma El Hadi, c’est le désir d’un mode de vie flexible qui prime sur la carrière. Il y a quelques années, Shaïma a quitté l’université, en raison de ce qu’elle décrit comme une « grosse déception ». « Je n’aimais pas la structure, c’était trop élitiste », déclare-t-elle. À l’époque, elle travaillait dans un restaurant pour financer ses études, mais ce qui n’était qu’un emploi étudiant s’est rapidement transformé en un poste à temps plein. « J’ai réalisé que je préférais travailler là-dedans plutôt que de poursuivre mes études. »
Aujourd’hui encore, elle travaille comme serveuse. Malgré une période plus difficile, elle me confie se sentir épanouie dans ce métier. « J’ai beaucoup de mal avec la routine (…). J’aime le fait que parfois, je travaille le soir et que j’ai toute ma journée pour moi. »
Un emploi de bureau, avec des horaires fixes? Impensable pour elle.
« Il n’y a pas vraiment de place à la spontanéité dans un 9 à 5, cinq jours par semaine. »
« Tout le monde a congé en même temps, c’est plein partout. » En plus de sembler contraignante, une pression sociale s’ajoute à ce type de structure, « comme si les seuls deux jours par semaine où tu travailles pas, tu dois avoir du fun, faire quelque chose ».
Si Shaïma travaille, c’est essentiellement pour faire de l’argent. « De nos jours, tout est tellement cher. J’admire profondément les gens qui font un travail qui n’est pas du tout payant parce qu’ils aiment ça. Je ne pense pas que c’est quelque chose que je pourrais faire. »
Se réaliser dans le travail
Les jeunes disposent aujourd’hui d’une certaine marge de négociation sur leurs conditions de travail, estiment Mircea Vultur et Jacques Hamel, professeur en sociologie. Mais ce pouvoir s’accompagne de désillusions.
« On se fait beaucoup mettre des étoiles dans les yeux, à propos du salaire, des missions, des responsabilités, pour finalement se retrouver devant des tableaux Excel à longueur de journée avec un sentiment de ne pas avoir accompli grand-chose », déplore Manu.
Les jeunes sont considérés par les employeurs comme des « citrons à presser et dont on va éventuellement se débarrasser », soutient Jacques Hamel.
Et ce, parce que les entreprises sont nombreuses à adopter une « logique de flexibilité par souci de rentabilité et de performance », complète Mircea Vultur.
Les deux experts parlent d’un basculement de valeurs. Aujourd’hui, la valeur expressive – se réaliser à travers son travail – dépasse la valeur instrumentale, qui met l’accent sur le salaire. « Les jeunes veulent avoir des possibilités pour se développer, des interactions sociales, de l’autonomie, de l’initiative, etc. La notion de carrière au sens d’une trajectoire linéaire est obsolète pour beaucoup », ajoute Jacques Hamel.
D’après Shaïma, ce revirement de bord de la Gen Z s’explique par un changement de structure au niveau de la société : « On a beaucoup plus de choix que nos parents ou nos grands-parents. Ils vivaient dans un cadre social et religieux qui leur imposait de se marier relativement jeunes, de fonder une famille. Quand on a une famille, on n’a pas le choix d’avoir un revenu, et une routine. Aujourd’hui, c’est différent. Ils voulaient sûrement faire autre chose aussi, mais ils n’en avaient pas la possibilité. »
Un besoin d’autonomie
Pour Manu, le changement a été radical. Il y a un an, iel lâche sa job pour devenir copropriétaire d’un restaurant avec son partenaire après s’être vu offrir des parts. « C’était un petit pari. Je me suis demandé combien de fois dans ma vie j’allais me faire proposer d’ouvrir un bar ou un restaurant. J’ai donné ma démission le lendemain. » Une décision difficile à comprendre pour ses parents : « Ils s’inquiétaient de savoir comment je pourrais éventuellement revenir dans le corporate. » Mais Manu est convaincu.e qu’au cours d’une vie, on peut avoir plusieurs métiers.
« Le fait de ne pas subir la pression de devoir faire avancer sa carrière, je trouve que ça permet d’explorer davantage sa créativité. »
Cette opportunité lui a d’ailleurs permis d’avoir des responsabilités plus rapidement que si iel était passé.e par le cheminement traditionnel. « Je me retrouve à gérer 3 comptes Instagram avec plus de 20 000 abonné.e.s et une équipe de 20 personnes. Ça m’aurait pris des années avant d’avoir autant de responsabilités. » Manu met à profit une partie des compétences acquises durant ses études, tout en faisant une foule d’apprentissages nouveaux. Aujourd’hui, iel vit d’ailleurs entièrement de son activité dans la restauration entre le salaire, les pourboires et les dividendes.
Derrière ce virage se cache un profond désir d’autonomie, m’explique Manu. « C’est devenu ma principale bataille. Je pense que les gens demandent à ne pas se faire materner par une entreprise où il faut envoyer 5 courriels à 5 personnes différentes pour une demande de congé. » Manu travaille bien plus que lorsqu’iel était dans l’OBNL, mais iel ne perçoit plus cela comme une « fatalité », mais plutôt comme un « espace de liberté et de création », propice à nouer des amitiés.
Travailler pour soi
Le sens donné au travail a donc beaucoup changé. « La dimension de devoir social a diminué, le travail c’est davantage pour eux [les jeunes] et moins pour la société », explique Jacques Hamel. Une telle vision du travail n’est ainsi plus compatible avec une job standardisée que monsieur et madame Tout-le-Monde peuvent faire.
« Les jeunes veulent un emploi qui convient aux qualités ou aux compétences qu’ils se reconnaissent. »
Dans cette chronique publiée sur notre site, ma collègue mettait en lumière la perception voulant que la Gen Z est désinvestie de son travail, une idée en partie fondée sur le fait qu’elle privilégie d’autres aspects de sa vie. Cependant, comme le souligne Manu, les jeunes ne cherchent pas forcément à travailler moins, mais à se consacrer à des activités qui les animent. « 40 heures, dans ta semaine, c’est énorme. C’est du temps que tu ne passes pas à te découvrir toi », me dit-iel.
Shaïma non plus ne souhaite pas nécessairement s’accomplir par le travail. « J’ai la difficulté à me dire qu’il existe un travail qui serait mon “travail à vie”. Mon idéal, c’est de voyager, lire, d’avoir le temps de cuisiner et d’être avec mes proches. »
Si Manu se sent désormais plus en phase avec son travail et épanoui.e, iel reste cependant conscient.e que sa situation pourrait évoluer. « Peut-être que dans cinq ans, j’en aurai marre, puis que je vais me trouver une autre carrière. »
Et c’est peut-être là que réside l’essence de notre génération : un besoin de liberté afin d’explorer pleinement qui nous sommes… Parfois en dehors des sentiers battus.