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Laissez-moi faire du ski de fond en paix

Être une femme noire et adepte de sports d’hiver comporte son lot de péripéties. 

Par
Jessica Beauplat
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C’est la première année que je me désole de voir la neige fondre aussi vite. La raison : je suis clairement devenue une adepte du ski de fond. J’en fais même le soir sur le mont Royal à la lueur de ma lampe frontale.

J’adore en faire même si presque chaque fois que je pratique ce sport, je vis toutes sortes d’anecdotes, parfois drôles, parfois moins drôles, que n’expérimentent pas pour autant mes ami.e.s blanc.he.s.

Je suis habituée à ce qu’on m’observe. Je n’étais donc pas surprise quand, il y a trois semaines, une dame m’a abordée :

– Bravooooooooo! Tu viens d’où?

– Ici. Je suis née ici.

– Est-ce que je peux te prendre en photo?

Comme j’ai mis quelques secondes à me demander comment j’allais répondre « non » le plus poliment possible, ma face a eu le temps de me trahir. Elle s’est vite justifiée en répliquant : « C’est que mon beau-fils, il est Sénégalais et il ne veut pas en faire. Alors, je veux lui montrer… vous voyez? »

Sérieux…?! Une chance que je pratique la méditation pleine conscience. Ça m’a permis de prendre de profondes respirations qui ont oxygéné mon cerveau. Après m’être calmée, je me suis dit que, de toute manière, j’avais envie d’avoir une photo de moi en action. Donc aussi bien profiter de la présence de cette dame un peu maladroite.

– Oui, à condition que vous me l’envoyiez par message texte.

– Heuuu… bien oui, pourquoi pas?

La fameuse photo
La fameuse photo
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Renouer avec ses skis

Cet épisode m’a rappelé un incident qui m’a longtemps traumatisée par rapport à ce sport d’hiver.

En 4e année, ma prof nous a parlé de la classe-neige. Durant les trois derniers jours de la semaine de relâche, toute l’école était invitée dans un centre de plein air pour s’initier à la marche en forêt, au ski de fond et à la glissade sur tube. Dans mon école primaire multiethnique, ce n’était pas tous les parents qui comprenaient les joies de l’hiver, encore moins qui pouvaient se permettre de payer 150 $ pour envoyer leurs enfants jouer dans la neige. En plus, chez moi, on était deux. J’ai supplié ma mère et promis de vendre du chocolat pour rembourser les frais. Finalement, c’est elle qui a dû vendre (et payer) les caisses restantes (merci, maman).

Mais revenons-en à cette aventure, qui s’est terminée en queue de poisson.

Une pluie verglaçante s’est mise à tomber la journée où on devait faire du ski. Le moniteur a jugé bon de remettre l’activité au lendemain, mais le lendemain, il faisait froid. Genre -40 °C. Je ne sais pas pourquoi, mais on nous a demandé à nous, les enfants, ce qu’on voulait faire. Évidemment qu’on voulait sortir quand même sans savoir qu’on allait geler en dix minutes et rentrer en pleurant parce qu’on ne sentait plus nos orteils ni nos doigts. En plus, les pistes étaient tellement glacées que c’en était presque dangereux, on ne faisait que tomber.

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Bref, c’est ce que j’ai retenu du ski de fond : pas le fun et on gèle.

Donc, quand la dame, qui n’avait clairement pas de mauvaises intentions, m’a particulièrement ciblée à cause de la couleur de ma peau, je me suis sentie comme une attraction ou une anomalie dans un paysage nordique blanc sur tous les plans au moment même où je tentais de réapprivoiser le sport.

Et c’est sans parler du malaise que cette question a suscité. Je ne voulais pas répondre trop brusquement au risque de paraître bête ou fâchée, mais je devais aussi avoir un ton assez ferme, question de faire respecter mon droit à la tranquillité et à la dignité. D’une façon ou d’une autre, je ne savais pas comment ma parole allait être interprétée et je me sentais un peu coincée.

Oui, ce genre «d’incident» m’arrive fréquemment. Mais je décide de ne pas me vexer la plupart du temps, sinon je ne pourrais pas faire ce sport que j’aime tant en paix.

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Je suis une « amie québécoise » qui fait un sport d’hiver pour oublier le stress et retrouver un peu de joie dans ces deux dernières années weird. Mais je ne peux pas oublier que certaines personnes ne me croient pas à ma place sur un sentier de neige. Je ne peux ignorer ces interactions plus ou moins stressantes.

Oui, ce genre « d’incident » m’arrive fréquemment. Les « tu viens d’où? » et « depuis combien de temps en fais-tu? » sont légion lorsque je suis sur mes skis. Mais je décide de ne pas me vexer la plupart du temps, sinon je ne pourrais pas faire ce sport que j’aime tant en paix.

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Chaque fois que je sors de chez moi avec mon équipement sous le bras, on me regarde, me sourit, me salue. Je lis dans les yeux des gens qu’ils trouvent ça curieux de voir une fille qui me ressemble faire un sport auquel on ne m’associe pas forcément. Et franchement, il y a une partie de moi qui se réjouit. De changer les regards, les perceptions, sans même le vouloir, à ma manière.

Je me dois d’avoir cet état d’esprit, parce qu’autrement, j’aurais peut-être lâché. Je sais que ces interactions maladroites en découragent plusieurs de faire des sports d’hiver.

Personne n’a envie de se faire rappeler quotidiennement qu’ils ou elles « détonnent » ou ne sont « pas à leur place » dans un paysage nordique.

Ce qui est ironique, c’est que plusieurs « d’entre nous » sont né.e.s ici.

Personne n’a envie de se faire rappeler quotidiennement qu’ils ou elles «détonnent» ou ne sont «pas à leur place» dans un paysage nordique.

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En ce qui concerne la dame et sa photo, tout est une question de contexte. S’étonner de voir une jeune femme noire sur les pistes, je dirais que c’est « normal ». Même moi, je suis surprise quand j’en vois une.

Demander une photo alors qu’on ne se connaît pas, que nous n’avons aucun lien de proximité, je crois qu’on peut passer son tour et avoir une réflexion plus profonde sur ce que ce geste veut dire pour la personne concernée. Si tu veux prendre ton beau-fils en photo parce que tu plaisantes avec lui et veux préserver de beaux souvenirs, fine.

Dans mon cas, j’ai surtout accepté parce que ça m’arrangeait. C’était mon choix. Ça m’aura permis d’écrire ce texte, de réfléchir et de faire avancer la réflexion.

Et, de grâce, la prochaine fois que vous voyez une personne de couleur faire du ski de fond, gardez-vous une petite gêne.