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La théorie du kickflip
Rewind
J’ai découvert le skate quand j’avais environ 12 ans, en secondaire 1. Au début de l’année scolaire, j’allais observer les étudiants plus vieux s’exercer à faire leurs tricks à l’heure du dîner au centre civique de Mont-Saint-Hilaire, là où j’ai grandi. Une révélation. Les gars avaient l’air tellement cool. Je les regardais gaper les 5 marches de l’hôtel de ville ou grinder les platebandes de la piscine municipale. On dirait qu’ils roulaient au ralenti, comme s’ils appartenaient à un autre univers auquel eux seuls avaient accès.
Quand j’ai voulu jeter mon dévolu sur le skate, mon père aurait très bien pu me remettre dans la face les 500 piastres déboursées pour un BMX Gary Fisher abandonné après seulement quelques semaines l’été d’avant, mais il n’a rien dit.
Mon père s’est toujours serré la ceinture pour les deux choses qu’il valorise le plus dans la vie : les études et le sport. Quand j’ai voulu jeter mon dévolu sur le skate, il aurait très bien pu me remettre dans la face les 500 piastres déboursées pour un BMX Gary Fisher abandonné après seulement quelques semaines l’été d’avant (l’envie de faire des cascades en BMX m’était passée après avoir vu un spectaculaire tail-whip raté qui s’était conclu par une grave blessure à l’entrejambe), mais il n’a rien dit. Un weekend où il avait ma garde, il m’a plutôt amené à la boutique Spin, sur Saint-Denis, là où il y a le Randolph aujourd’hui, et m’a offert mon tout premier complete (skateboard complet : planche, trucks, roues et bearings). Pas de casque ou de protège-coudes, on n’était pas encore rendus à l’époque où les parents forcent leurs enfants à être paddés de la tête aux pieds pour rouler un mètre sur le trottoir.
C’est comme ça qu’a commencé l’époque la plus importante de ma vie : mes années de skate.
Plusieurs se reconnaîtront dans les scènes qui se sont répétées ad nauseam les mois suivants. Des heures et des heures et des heures de pratique pour ENFIN réussir à lander (atterrir) mes premiers tricks. Le ollie (le saut de base), le pop shove it, le frontside 180 et… le kickflip. Pied arrière sur le tail, parfaitement perpendiculaire à la planche, puis pied avant au centre du board, légèrement reculé par rapport à l’autre pied, les orteils tournés vers le nose dans un angle d’environ 45 degrés. On plie les genoux, on entame la motion de saut en poussant sur le tail pour faire lever l’avant de la planche tout en glissant le pied avant vers le nose, de manière à forcer la planche à revenir parallèle au sol et à la « kicker » pour la faire tourner sur elle-même, ce qui donne le nom à la manoeuvre. Après une rotation complète, on dépose les deux pieds sur le dessus de la planche, sur les vis, et on atterrit. Facile, non? Pourtant, la majorité des planchistes en herbe vont mettre des semaines, voire des mois, avant d’y arriver. Et plusieurs vont simplement abandonner et retourner jouer au soccer, au hockey ou au Quidditch (pas dans mon temps, par contre).
C’est dur le skate. Très dur, même. Ça demande énormément de dévouement. Mais, c’est aussi une source intarissable de satisfaction et de béatitude. Sans doute la faute à un savant mélange d’adrénaline et de dopamine.
C’est dur le skate. Très dur, même. Ça demande énormément de dévouement. Mais, c’est aussi une source intarissable de satisfaction et de béatitude. Sans doute la faute à un savant mélange d’adrénaline et de dopamine. Réussir un tricks que tu pratiques depuis des semaines, des mois ou des années, ça provoque toute une décharge. Puis, exactement comme un junkie, tu ne te mets pas seulement à chasser le prochain high, tu es aussi toujours en train de chercher quelque chose de plus fort. Une nouvelle figure qui te permettrait de retrouver l’effervescence de ton premier kickflip. Il y a très peu de choses qui peuvent égaler ça (on s’en reparlera quand j’aurai assisté à la naissance de mon premier enfant). Et le résultat, c’est que tu es constamment appelé à repousser tes limites.
Tony Hawk, le skateboarder le plus connu au monde, a mis 10 ans avant de réussir un 900. Il l’a refait 17 ans plus tard, à 48 ans.
S-K-A-T-E
Qu’on se le dise tout de suite, je ne suis pas un skater particulièrement doué. J’étais loin d’être le meilleur de l’école durant mes deux premières années et mon répertoire de tricks a toujours été plutôt limité. Mais il y a quand même eu un point de bascule dans mon rapport au skate. En 2003, ma mère a décidé qu’elle était tannée de ma crise d’adolescence (tu avais raison maman, je t’aime) et m’a envoyé réfléchir chez mon père, à Montréal. J’ai donc entamé mon secondaire 3 à l’école Jeanne-Mance, sur le Plateau Mont-Royal. Pas exactement le ghetto, mais pas mal plus flyé que le programme international de l’école Ozias-Leduc où j’avais commencé mes études secondaires. Évidemment, je passais toutes mes récrés et mes heures de dîner à skater. Un jour, alors que je devais être en train de pratiquer mes varial flips ou mes 50-50 au parc Lafontaine, un skater de mon âge s’est approché de moi :
« Yo. Veux-tu faire une game de skate? »
Une game de skate, ça consiste à se défier en une série de tricks. Le premier s’exécute et l’autre doit lander exactement la même chose. S’il échoue, il récolte une lettre. Le premier qui récolte assez de lettres pour former le mot S-K-A-T-E perd.
Je me souviens plus du tout de qui a remporté la partie, mais j’ai le sentiment d’avoir été le grand gagnant dans toute cette histoire. Le gars s’appelait David Lahaye (pas le comédien) et, ce jour-là, c’est devenu un de mes plus proches amis. Celui avec qui j’ai traversé l’adolescence, fait les 400 coups, me suis fait arrêter par la police (plusieurs fois) et écumé la quasi-totalité des bars punkrock/emo/hipster de Montréal. C’est aussi, et d’abord, celui qui m’a fait découvrir tous les street spots de skate de la ville, où j’ai pu devenir un bien meilleur skater. Je ne vous dirai pas combien de cours j’ai foxé cet automne-là, mais disons que la moyenne de 88 % avec laquelle j’en suis ressorti doit tenir du miracle. Ou du nombre de fois que mon père m’a répété à quel point c’était important d’avoir de bonnes notes (tu avais raison papa, je t’aime).
Une game de skate, ça consiste à se défier en une série de tricks. Le premier s’exécute et l’autre doit lander exactement la même chose. S’il échoue, il récolte une lettre. Le premier qui récolte assez de lettres pour former le mot S-K-A-T-E perd.
Quand décembre est arrivé, que l’hiver s’est installé et que c’est devenu impossible de skater à l’extérieur, la vie en ville m’est vite devenue insupportable. J’ai supplié ma mère de me reprendre. Heureusement pour moi, elle s’ennuyait et, avant Noël, j’étais de retour à Saint-Hilaire. Avec mon nouveau bagage street de Montréal, j’avais maintenant une bonne longueur d’avance sur la plupart des autres planchistes d’Ozias-Leduc. La fin de l’hiver, je l’ai passée à skater tous les recoins de l’intérieur de l’école et à être en retenue parce que c’était évidemment interdit. Croisée des années plus tard, la directrice de l’école m’a confirmé que c’était ma bonne moyenne qui m’avait évité le renvoi. Comme quoi…
Au printemps, une boutique de skate a ouvert ses portes à Beloeil, la ville voisine de Mont-Saint-Hilaire : le Friction. Un ami qui s’y était fait embaucher m’avait laissé entendre qu’il y avait peut-être une chance que son boss accepte de me commanditer si je m’améliorais assez et que j’étais capable de lui montrer un bon « démo », c’est-à-dire un montage vidéo de mes meilleurs tricks. Pas besoin de vous dire que c’est aussitôt devenu ma principale raison de vivre. Ça, et les premières blondes qui ont commencé à entrer dans ma vie…
Comme sur des roulettes
L’année qui a suivi, j’ai goûté pour la première fois à la liberté. Les amis plus vieux avaient déjà leurs premiers chars, on pouvait soudainement aller skater n’importe où. Et quand le monde s’ouvre devant toi, tu vas toujours au même endroit : en ville. J’ai donc redécouvert le plaisir, le danger et l’ivresse de skater les rues de Montréal. Les ledges du Peace Park, le béton du Parc Olympique, les gap du Centre-Ville… toujours plus de spots où braquer notre vieille caméra MiniDV. Au terme de multiples périples où j’ai brisé autant de planches de skate que d’aprioris naïfs de l’enfance, j’ai enfin réussi à réunir quelque chose qui ressemblait à un démo de skate.
L’auteur reste bien humble devant ce modeste montage. Pour la qualité discutable des figures et, surtout, le style extrêmement douteux de sa coupe de cheveux.
Je vais toujours me souvenir de la face du boss du Friction devant mon démo. Hangover (il en avait fait un mode de vie), ça avait l’air de l’intéresser autant qu’une annonce de Vision Mondiale. J’étais sûr que c’était mort et j’étais déjà en train de me dire que j’aurais dû continuer le BMX. Quand la vidéo a coupé après le dernier tricks, il m’a regardé sans aucune émotion :
« Good job. C’est beau, tu peux te pogner deux t-shirt Friction pis asteur, j’te fais toutte le gear au cost. Choisis-toi un nouveau deck aussi ».
Quand faut que tu gosses ta mère aux trois semaines pour qu’elle te donne l’argent qui servira à remplacer ta planche de skate et que tu en finis plus de beurrer de Shoe Goo tes vieux souliers Emerica troués pour les étirer le plus possible, laisse-moi te dire que tu réagis comme si on t’annonçait qu’on venait de trouver une cure au cancer. Ou un vaccin au COVID-19. Un des plus beaux moments de ma vie, encore aujourd’hui.
De planche et de politique
Vous vous souvenez quand je vous ai dit que le skate, c’est constamment repousser les limites? Quand cet objectif-là a été atteint, mes amis et moi, on s’est attaqués à un autre projet qu’on caressait depuis des années : un skatepark pour Mont-Saint-Hilaire. On a donc pris nos skates, on a roulé dans tous les quartiers de la ville et on a cogné à toutes les portes. En quelques jours, on avait récolté plus de 20 000 signatures. Si on n’a jamais réussi à parler au maire, sa secrétaire a toutefois accepté de lui transmettre nos feuilles brochées. Silence radio. Puis, des élections ont été déclenchées et un nouveau maire est entré en poste en promettant de bonifier l’ensemble des infrastructures sportives de la Ville pour attirer de nouvelles familles. Le téléphone a sonné et on a reçu une invitation de l’hôtel de ville. Le nouveau maire nous a fait passer dans son bureau, nous a regardé, trois jeunes skaters pouilleux de 16 ans, et nous a demandé si 200 000$ était suffisant à notre avis.
Deux cent mille dollars.
Ce genre de montant, ça existait juste dans les Sims ou dans Grand Theft Auto. Pis il fallait faire les cheat codes pour l’avoir.
« J’vous donne carte blanche, mais je veux que ça soit prêt l’année prochaine, au printemps ».
Je nous vois encore, penchés sur le bord du comptoir vitré du Friction, à dessiner des plans de modules de skate sur des feuilles lignées. On n’avait aucune idée de ce qu’on faisait, mais on y a mis tout notre coeur. Et le printemps suivant, au centre civique, exactement là où j’avais eu la piqûre 5 ans avant, Mont-Saint-Hilaire inaugurait un nouveau skatepark. Le plus beau de toute la Montérégie. À nos yeux en tous cas. Faut dire qu’on était en 2006 pis que des affaires comme le skatepark du viaduc Van Horne, à Montréal, ça existait juste en Californie, dans les vidéos de skate professionnelles, ou dans le jeu Tony Hawk Pro Skater (ça parle au diable, on vient tout juste d’en annoncer le remake).
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Une photo du skatepark de Mont-Saint-Hilaire, tiré du site web de la ville.
L’âge d’or
J’ai ensuite hérité de la meilleure job d’été dont un gars comme moi pouvait rêver : coordonnateur du skatepark. En gros, mes responsabilités, c’était d’ouvrir et fermer la porte, de veiller à ce que les gens mettent un casque et de mener une classe d’initiation le dimanche matin. Aussi bien dire que j’étais payé pour skater! Pis 16$ de l’heure à part de ça. Une véritable fortune à 17 ans. Ça tombe bien, c’est l’âge où j’ai découvert les Foufounes Électriques, le Loft et le Café Campus. J’avais de quoi payer la tournée! Merci encore à David Lahaye d’avoir falsifié ma carte d’assurance maladie avec une bobépine et un lighter (je vous ai dit que je lui devais beaucoup).
Un autre qui faisait une bonne affaire, c’était le boss du Friction. Que je sois 7 jours sur 7 au skatepark lui assurait pas mal de ramasser toute la business du coin et de rentabiliser sa commandite. Cet été-là, ç’a vraiment été mon âge d’or du skate. Mais malheureusement pour moi, ça n’a pas duré.
Un petit gars qui venait tous les jours au skatepark a passé l’été à me mettre au défi de sauter par-dessus lui en utilisant une des rampes. J’ai toujours refusé en lui disant que c’était trop dangereux, mais après trois mois à l’entendre toutes les semaines me gosser avec ça, un après-midi de canicule où la chaleur te fait prendre de mauvaises décisions, j’ai accepté. Évidemment, ce n’était pas une bonne idée…
Merci encore à David Lahaye d’avoir falsifié ma carte d’assurance maladie avec une bobépine et un lighter (je vous ai dit que je lui devais beaucoup).
Soyez rassurés, le garçon s’en est sorti indemne. J’ai fait un beau gros ollie parfait dans un arc tout aussi parfait par-dessus lui. Le problème, c’est que la big boss des loisirs de la Ville a choisi exactement le moment où j’étais cinq pieds dans les airs au-dessus de la tête d’un enfant de 10 ans pour venir faire son tour. Cette semaine-là, j’ai appris c’était quoi un 4%. Et comme ça, j’ai commencé tranquillement à me détacher du skate.
Les semaines suivantes, je suis rentré au cégep, j’ai eu ma première blonde sérieuse et j’ai troqué ma job de rêve pour un 20h d’emballage au Métro, situé ironiquement en face du skatepark. Puis les heures et les heures et les heures de pratique ont diminué aussi vite que l’argent dans mon portefeuille un jeudi soir aux Foufs. Au point de perdre complètement le goût de skater.
Un matin, je suis allé voir le boss du Friction, aussi hangover que lui, et je lui ai dit que j’avais « plus assez de temps » pour skater et que c’était sûrement mieux de mettre fin à notre partenariat. Il m’a regardé d’un drôle d’air, un peu confus de me voir « cracher » sur mon deal et étonné devant tant de ma franchise. On s’est serré la main et il m’a proposé de partir avec un dernier board. J’ai pris un blank, un skate de base, puis je l’ai remercié pour tout. Aucune de mes planches n’a survécu plus d’un mois. Celle-là est encore, 12 ans plus tard, en un seul morceau.
Fast forward
Le cégep. Première peine d’amour. Premier appart. Premier deuil. 20 ans. L’université. L’écriture. La colocation. La restauration. La boisson. Les filles. Le party. Le gros party. Les années à s’écorcher vif. Avoir soif de gueuler sa rage. Avoir très soif. Beaucoup, beaucoup de lendemains à cuver son vin. Rentrer finalement dans le rang. Première vraie job. Nouveaux sports. Nouveaux chums. Bâtir tranquillement sa vie. Calmer doucement la rage. 30 ans.
Le vieux skate qui traine tout ce temps-là dans le coin d’un appart, pis d’un autre, pis d’un autre. Les quatre coins de la ville. Prendre la poussière. Le garder quand même, d’un coup. Faire une petite ride pour aller à l’épicerie, des fois. Avec la vieille paire de Vans qui va avec. Un ollie par ci, un pop shovit par là. Backside 180. Un kickflip, même. Essayer de ne pas oublier.
Pause
Mars 2020. Une amoureuse très sérieuse, des amis pour la vie, des parents qui en ont encore dedans et une carrière qui me rend assez fier. Rien de parfait, mais à 32 ans, s’il y a une chose que j’ai apprise, c’est qu’il n’y a jamais rien de parfait. C’est correct que ça soit parfois un peu sketch. Faut juste se concentrer sur ce qu’on peut contrôler. En temps normal, tout irait bien. Mais on n’est pas en temps normal. Une maudite grosse grippe est en train de tout bouleverser. Peut-être pour toujours.
Samedi matin, il fait beau. Est-ce qu’on est dimanche? Je ne sais plus. On commence à perdre la notion du temps. On va prendre de l’air. Je cherche des chaussures pour remplacer mes bottes de printemps. Je tombe sur ma vieille paire de Vans. J’ai le goût de faire un kickflip. Ça fait trois ans que je suis avec ma blonde et elle ne m’a jamais vu sur un skate.
« C’est quoi exactement, un kickflip »?
« Sors ton cell, je vais te montrer ».
Un premier kickflip après une éternité.
Si vous relisez la marche à suivre pour réaliser un kickflip dans le 3e paragraphe de ce texte, vous verrez que la technique, sauf pour l’atterrissage, a été assez bien respectée. La décharge de dopamine du 4e paragraphe, elle est trahie par le sourire et la langue sortie. Satisfaction et béatitude. Ça faisait longtemps.
J’ai senti ma blessure à l’épaule gauche. Celle à mon genou droit. Mon problème de nuque. J’ai senti tout mon corps. Pour la première fois de ma vie, j’ai pensé sérieusement que je n’avais plus vingt ans.
Je me suis demandé si le skatepark du parc Jarry était encore ouvert. Il me semble que j’ai vu des skaters quand je suis allé jogger, hier. J’ai convaincu mon amoureuse de venir voir avec moi. Ils étaient quatre ou cinq à skater. Majoritairement des jeunes de 13-14 ans. Je les comprends. Un BMX, aussi. J’ai regardé instinctivement son entre-jambes. ‘tention mon gars. J’étais anormalement nerveux. Crispé. J’ai sauté sur mon skate et j’ai commencé à rouler sur les modules. Mon corps figé comme un bloc de ciment. Aucune souplesse, aucune agilité. J’ai fait quelques trucs simples. J’ai senti ma blessure à l’épaule gauche. Celle à mon genou droit. Mon problème de nuque. J’ai senti tout mon corps. Pour la première fois de ma vie, j’ai pensé sérieusement que je n’avais plus vingt ans.
Puis je me suis réchauffé. La vitesse a augmenté. La hauteur. La précision. Le fun. Ma blonde lisait Batman: Year One sur une table à côté du skatepark. Une autre passion dans laquelle je l’ai convaincue de me suivre. Le temps a passé. Une heure, presque deux. Je n’avais plus d’énergie, j’étais en sueur et ma blonde avait froid.
« Trois derniers kickflip pis on y va ».
C’est ça le truc pour faire de beau kickflip. Tu commences et tu finis toutes tes sessions avec ça.
Du pain sur la planche
Ça va faire deux mois. Depuis, j’ai skaté presque tous les jours, sauf quand la température était trop dégueu ou les 4-5 fois où j’avais trop mal. Parce c’est dur le skate. Très dur, même. Sur le corps. À 16 ans, j’avais une shape en caoutchouc, là c’est l’accident d’auto quand je tombe. Mais je me relève tout le temps. « We fall so that we can learn to pick ourselves up », comme dirait le papa de Bruce Wayne. J’ai toujours été un gars résilient, déterminé avec la tête très dure (un peu trop). Aujourd’hui, je sais d’où ça vient.
Il y a un mois et demi, je me suis racheté un complete. C’est drôle, parce que c’est le premier skate que je me paye au complet tout seul, au plein prix. Une planche québécoise en plus (achat local, t’sais). Des trucks un petit peu plus large aussi, vu que je suis plus lourd qu’avant. Il y a bien des choses qui sont plus comme avant en fait.
Le mois de mai est là et les contours du déconfinement se dessinent. J’ai hâte parce que ça veut (probablement) dire qu’ils vont bientôt rouvrir les skateparks. Je suis allé voir sur internet de quoi ça avait l’air le TAZ et, à côté, le skatepark de Mont-Saint-Hilaire a l’air d’un parc à chien à obstacles. Ç’a changé le skate en 12 ans. J’ai changé moi aussi. Profondément. Ç’a été dur de trouver qui j’étais dans la vingtaine. J’ai pris beaucoup de détours et, honnêtement, je ne suis même pas sûr d’avoir vraiment réussi. Quand je me regarde dans le miroir le matin, je me demande souvent si c’est vraiment moi. Est-ce que je suis à la bonne place? Dur à dire. Je trouve que tout va trop vite et qu’une foule de choses m’échappent. Je ne suis pas le seul, j’imagine.
C’est niaiseux, mais depuis mon petit kickflip landé tout croche au mois de mars, on dirait que j’ai pris conscience de l’absurdité d’un paquet d’affaires. On dirait que j’ai envie que bien des choses changent. Pour toujours.
Personne ne sait de quoi aura l’air le monde quand on aura réussi à se sortir de la crise qu’on traverse. C’est niaiseux, mais depuis mon petit kickflip landé tout croche au mois de mars, on dirait que j’ai pris conscience de l’absurdité d’un paquet d’affaires. On dirait que j’ai envie que bien des choses changent. Pour toujours. Je pourrais faire mon smatte et parler de notre consommation sans limites, de nos petites existences égoïstes, de nos problèmes insipides ou de nos jobs inutiles, mais j’ai juste envie d’insister sur une chose : le rythme effréné de nos vies. La course contre la montre. Le marathon du quotidien. J’ai envie de voir tout ça achevé par la grippe et qu’on prenne le temps qu’il faut pour rebâtir quelque chose de nouveau, de plus beau et de plus lent.
Qu’on retrouve la porte du monde où tout roule au ralenti, celle qui m’avait tant séduit quand j’avais 12 ans, au centre civique de Mont-Saint-Hilaire, et qu’on la défonce pour que tout le monde puisse entrer.
C’est long la première fois, réussir un kickflip. Ça demande beaucoup de discipline, de détermination et d’investissement. Ça prend des heures et des heures et des heures de pratique. Mais ça finit toujours par payer.
C’est ça au fond, la plus grande leçon que mes années de skate m’ont laissée : prendre le temps.
Ça m’aura juste pris douze ans avant de le réaliser.
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