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La reine des canettes à mi-chemin de son rêve
« La fille des canettes, c’est là-bas, il y a même un bac devant chez elle! », me répond la dame sympathique, en pointant du doigt la poubelle à consignes en question quelques portes plus loin. Dessus, on peut y lire : « Merci de déposer vos canettes et bouteilles ici ».
Fallait bien me tromper d’adresse pour réaliser à quel point le projet d’Élyse Gamache-Bélisle est connu.
Vous aussi vous avez entendu parler d’elle, et à plusieurs reprises, même.
Vous savez, cette Montréalaise qui a fait le pari un brin débile de ramasser l’équivalent de la mise de fonds d’une éventuelle propriété avec des contenants consignés.
Mis sur les rails après la pandémie, le projet va toujours bon train, même si le chemin cahoteux a failli le faire dérailler à quelques reprises (de belles analogies ferroviaires, bravo Hugo!).
Bref, si la motivation avait un visage, ce serait celui de cette Drummondvilloise d’origine qui a adopté Villeray il y a 23 ans, s’en amourachant au point de ramasser des canettes pour y rester.
Si bien qu’à coup de cacannes de 5, 10 et 20 cennes, Élyse s’apprête maintenant à atteindre le cap de la moitié de son objectif.
« J’ai ramassé 49,13 % de 115 000 $ », calcule fièrement Élyse, qui documente sa progression grâce à une passion incongrue pour les tableaux Excel.
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Derrière elle, dans sa cuisine, il y a deux chaises berçantes qu’on vient de lui offrir. Parce qu’en plus des canettes, on lui propose toutes sortes d’affaires qu’elle revend ensuite sur Marketplace pour l’aider dans sa croisade immobilière.
Dans sa chambre à coucher, ses tiroirs regorgent de ces dons. Jeux de société, bibelots vintage, vélos, mijoteuses (beaucoup?!), paquets de balles de golf (neuves?!?), etc :
le cinq et demi qu’elle partage avec ses deux enfants a un peu des airs de marché aux puces.
« Les gens jettent vraiment leurs choux gras, j’ai plusieurs kits à fondue, t’en veux un? », lance la sympathique jeune femme (elle a 40 ans, mais tout le monde est rendu jeune pour moi 😢), qui revendique – et assume parfaitement – le titre de « Reine de la canette ».
Son projet de fou fait régulièrement les nouvelles, si bien que des gens ont pris l’habitude de venir porter directement des canettes devant sa porte, dans une poubelle à consignes prévue à cet effet. À l’aide des réseaux sociaux, elle organise aussi des collectes ciblées à différents endroits, au gré de ses déplacements.
Bon, il y a aussi Hélène, sa mère, qui lui donne un précieux coup de main et l’épaule dans cette mission d’envergure. « La filière Drummondville », désigne Élyse au sujet du garage de sa mère utilisé pour entreposer les canettes et bouteilles de sa municipalité.
Des renforts appréciés pour la maman monoparentale, qui a parfois l’impression de ramer seule avec un cyclone dans la figure (gracieuseté de la crise immobilière complément fuck up).
Cette impression perpétuelle d’être David contre Goliath lui a même fait passer à une goupille de canette de jeter la serviette. Un moment de doute et de désillusion qu’elle a d’ailleurs confié à Lagacé. « C’était pendant la période de la surenchère et je me disais que le fruit de mes efforts de la dernière année serait absorbé par ça. À un moment donné, je me suis même dit que j’allais prendre mon 10 000 $ (à l’époque) et l’investir à la loto! »
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Mais Élyse a tenu bon, décidant de poursuivre ses tournées de canettes, un projet qui lui vole une vingtaine d’heures de son temps chaque semaine. Sans compter que c’est un travail à plein temps qui lui fait gagner un bon salaire.
Pourquoi se lancer dans le monde de la canette alors, cet univers que l’on croit réservé aux personnes en situation d’itinérance ou sur le bord de l’être? « Mes enfants (8 et 10 ans) sont dans la même chambre et ils vont vouloir avoir chacun la leur. Si je bouge d’ici, je vais avoir besoin d’un six et demi, qui coûte environ 2 000-2 200 $ par mois dans le coin », calcule Élyse, dévoilant ainsi la genèse de son projet.
Elle venait de se séparer du père de ses enfants, qui avait une maison. « En me séparant, j’ai fait un step back. J’ai eu l’impression de reculer », confie-t-elle, expliquant qu’à ses yeux, avoir un bien immeuble était une manière pour les gens normaux d’acquérir un patrimoine, un leg.
Mais le marché l’attendait de pied ferme pour lui mettre du sable dans l’engrenage.
Il était hors de question de quitter le quartier qu’elle affectionne. « Je suis proche aidante de ma voisine de 72 ans souffrant d’une maladie respiratoire, présidente du conseil de l’école et ma vie est ici », résume-t-elle.
L’idée de ramasser des bouteilles est apparue à peu près à ce moment-là. « J’ai pensé me tourner vers le socio-financement, mais j’avais de la difficulté à demander de l’argent au monde, puisque j’occupe un bon emploi. Je me suis alors dit que je vais prendre les choses dont les gens n’ont pas besoin. »
C’est en voyant les canettes et bouteilles abandonnées partout autour d’elle que la lumière s’allume. « C’est de l’argent, ça! », découvre-t-elle, avant de se lancer dans le ramassage de consignes. « Je pense que si on pouvait mettre tout ce que les gens n’ont pas besoin en commun, on pourrait aider les autres », croit fermement Élyse, qui n’hésite pas à affirmer avec aplomb vouloir changer le monde.
Parce qu’au-delà de la canette, son projet relève de la philosophie de vie et de cette conviction d’être alignée avec ses valeurs.
Elle récupère, répare, redistribue à bas prix toutes sortes d’objets qu’on lui donne. Sa mère adore réparer des électroménagers et mettre la main à la pâte. Élyse organise méthodiquement ses parcours de collecte en voiture pour limiter l’utilisation d’essence et se procure ses vêtements chez Renaissance. « Je dois être en phase avec le projet. Je ne peux pas magasiner du linge cher et ramasser des canettes », raisonne-t-elle.
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Le projet est ambitieux, de longue haleine, mais en vaut la peine. Élyse s’enfarge dans de belles rencontres. Comme ce gars qui lui a donné un petit bout de météorite (oui oui), un autre qui lui a tendu spontanément les 120 $ qu’il venait d’amasser avec sa vente de garage, une dame venue lui donner un sac à surprises. « Elle m’a offert de la sauce à spag, une bouteille de champagne et un petit mot : “Lâche pas la canette”. Elle disait me suivre depuis le début et en shakait », rigole Élyse, néanmoins émue. « C’est weird, ce que ça provoque chez les gens de me voir ne pas lâcher le morceau », note-t-elle.
Si les enfants sont derrière elle, Élyse a néanmoins dû les rassurer au départ. « Il fallait leur dire qu’on ne manque pas d’argent, mais ça me permet de les conscientiser sur le capitalisme. Ça m’aide aussi à leur montrer un modèle de détermination. »
Élyse met toutefois un peu son projet sur la touche durant la semaine où elle a la garde de ses enfants.
Une fois son objectif de 115 000 $ atteint, elle complètera avec d’autres liquidités accumulées de son bord (REER, Celi) et cet argent servira à la mise de fonds d’un immeuble.
Son but ultime : un plex où elle pourrait poursuivre sa mission à titre de propriétaire (non véreuse). « J’aimerais avoir des locataires à qui je pourrais garantir un loyer abordable. Mon but est de garder les loyers décents, être un contrepoids aux rénovictions. Je connais des gens qui ont moins d’argent et payent un plus cher loyer que moi, ça me fait capoter », avoue-t-elle.
Comme elle n’est pas à plaindre, craint-elle de passer pour une capricieuse en se lançant dans ce projet pour rester à tout prix dans son quartier?
Avec l’argent déjà amassé, elle pourrait certainement investir un bon cash down ailleurs sur l’île ou en dehors.
A-t-elle l’impression de « voler » le revenu de personnes encore plus mal prises qu’elle? « À part un petit troll de temps à autre sur les réseaux sociaux, les critiques viennent surtout de moi. C’est moi qui doute parfois de la légitimité de mon projet, qui me demande si je vole les canettes de l’itinérance. Mais je sais maintenant qu’il y en a pour tout le monde », confie-t-elle avec franchise.
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Son expérience lui permet au passage d’avoir un aperçu de la discrimination subie par les gens qui ramassent des canettes, qu’elle appelle effectivement ses collègues. « C’est l ’enfer comment on nous traite dans les épiceries, le regard des gens. Il faut se battre pour être respecté. »
Heureusement, il existe des endroits comme la Coop Les Valoristes au centre-ville, où l’on préconise une approche inclusive et bienveillante envers les gens qui ramassent des matières consignées, loin des préjugés.
C’est là qu’Élyse se rend plusieurs fois par semaine depuis plus de deux ans.
C’est là aussi qu’elle se rend d’ailleurs ce matin même, en ma compagnie. Une belle occasion de prendre une puff de sa réalité.
Mais d’abord, un arrêt sur la rue voisine, où se trouve son « entrepôt secret » de canettes vides. Elle vide d’abord la poubelle de consignes en face de son bloc, qu’elle verrouille à clé pour éviter de se faire voler par la compétition.
Collègues ou pas, ça joue dur, dans le monde de la canette!
Pendant qu’Élyse vide le contenu de son bac dans un sac en plastique, la voisine Lucie vient lui faire un gros câlin.
« Vous la mettrez à la Une! », me lance-t-elle, au sujet de son « aimante naturelle ».
La voiture d’Élyse, la canette mobile, est même décorée aux couleurs de sa mission. Elle ouvre une porte de garage anonyme de la rue voisine sur un amas de sacs remplis de canettes. Sa récolte des derniers jours.
Elle possède un coffre d’attelage sur le toit de sa voiture pour y enfouir quelques sacs. Le reste va remplir la canette mobile à pleine capacité, quitte à forcer un peu la porte arrière pour que ça rentre. « Il y en a aussi en avant d’habitude, sur le siège passager où tu vas t’asseoir. », précise-t-elle pour me faire feeler cheap d’entraver sa mission.
On roule vers la Coop Les Valoristes les fenêtres baissées, parmi les odeurs de bière et les mouches à fruits.
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À destination, c’est tranquille ce matin. Le rush est surtout en après-midi. Des employés et bénévoles s’affairent à trier et compter la cargaison d’Élyse, avant de lui remettre une facture qu’elle peut encaisser à un petit guichet à l’intérieur de l’organisme, situé à côté du terminus d’autobus.
Dehors, des conteneurs servent à entreposer les sacs de canettes et les bouteilles en attendant les camions.
Autour des bacs pour vider les contenus des sacs et les compter, le plancher est aussi collant que celui du Café Campus en 1999.
Des collègues valoristes entrent à intervalles réguliers avec leur collecte et Élyse les salue chaleureusement.
« Va voir cette dame là bas, elle a une super histoire et des mollets d’enfer », me suggère-t-elle en pointant une femme âgée en train de trier sa marchandise dehors. Élyse ne bullshit pas.
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Thérèse Duval, 66 ans, ramasse des bouteilles depuis six ans pour remettre la totalité de l’argent à des organismes de bienfaisance. « J’ai atteint jusqu’ici 26 900 $ que j’ai remis à six organismes », calcule cette ancienne religieuse devenue infirmière, qui a travaillé au Congo et à Haïti.
« Je voulais donner un sens à ma vie. C’est comme ça que j’ai commencé à ramasser des canettes », raconte Thérèse, qui ne garde pas un sou pour elle. « Des gens m’offrent parfois à manger parce que j’ai l’air pauvre, mais je refuse en leur disant que je ne fais pas ça pour moi », précise-t-elle.
Pour ses mollets d’acier, la faute est aux dix kilomètres qu’elle abat durant ses rondes. « Mais je ne le fais pas tous les jours », nuance-t-elle avec une déconcertante humilité.
Je retourne à l’intérieur rejoindre Élyse, en train de se demander si l’escargot scotché sur l’une de ses canettes est vivant ou mort.
« Comme tu vois, chacun à ses raisons d’être ici », philosophe-t-elle en référence à Thérèse et aux autres qui poussent la porte chargés comme des mulets.
Elle-même est bien consciente du côté parfois paradoxal de la chose. « C’est weird d’entendre ici le récit difficile de certains valoristes et d’aller prendre un verre au Vinvinvin après ma journée. Ma vie est vraiment aux antipodes », constate-t-elle.
Aux antipodes, mais néanmoins admirable. Élyse passe au guichet avec sa facture. Montant total de sa récolte: 137 $, plus qu’elle ne croyait (elle s’attendait à 85 $).
La journée commence à peine, mais elle doit maintenant aller travailler, sa job de jour.
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Je repars de mon bord sur mon vélo et sous le charme contagieux de cette sympathique verbomotrice.
En attendant une invitation à sa pendaison de crémaillère, ne me reste qu’à lui souhaiter d’aller au bout de son rêve.
Rêve qu’elle aura atteint une canette à la fois, à travers les odeurs, les mouches à fruits, les préjugés et les planchers collants.